video : Procés de « L’invasion de la sexualité dans la vie quotidienne » 1971
Quant aux sexualités… alors qu’on en parle tant, il faudrait croire qu’il n’y a
rien à en dire. Tout du moins rien de sérieux, rien de déterminant (ou alors d’une
manière strictement individuelle), rien de politique. La porte des chambres à
coucher, des backrooms, voire des donjons (lesquels, quoique formellement
distincts, recouvriraient une même fonction), clôturerait un univers
propre. Tout ce qui serait vécu dans ce monde à part serait comme séparé des autres
sphères d’existence. Hors de ces espaces clos, on ne pourrait plus rien en
dire, sinon sur le mode de la confession, dans des contextes plus ou moins
institutionnalisés (confessionnal, cabinet…) ou sauvages (entre
ami-es).
Ce qui a trait au « domaine de la sexualité » serait de l’ordre du privé. Et il
serait non seulement déplacé, mais dangereux qu’il pénètre l’espace public.
Une épaisse ceinture de chasteté se charge de protéger la politique ! La
plupart des mouvements définis comme tels s’en satisfont d’ailleurs. Ils se
distinguent simplement les uns des autres selon le degré de contrôle moral et
médical qu’ils préconisent, sur une échelle qui va de l’ordre moral et de la
pathologisation (l’idée que l’homosexualité n’est pas une « anomalie
mentale » a été acceptée à grand-peine et d’aucuns s’y opposent encore) à
l’éthique minimale d’un libéralisme absolu de mœurs.
Il arrive toutefois que l’ensemble des dispositifs filtrants, permettant
la distinction radicale entre public et privé, manquent à leur fonction. La
tonitruante affaire DSK en fut un récent exemple. L’effondrement évident de la
famille traditionnelle, depuis la remise en cause (ou tout simplement avec
l’impraticabilité) du modèle officiel et dominant — biparental et
hétérosexuel — jusqu’à l’apparition de nouvelles formes d’organisation de
la vie sexuelle, affective et sociale en est un autre.
L’économie capitaliste a d’ailleurs bien compris tout le profit qu’elle
pourrait tirer de ces transformations. La vente de sex toys, de vidéos pornos,
de possibilités de rencontres s’est largement massifiée au cours des
quinze dernières années. Les sexualités dissidentes à
l’hétéronormativité ne font pas exception. La plupart du temps, elles
constituent elles aussi un marché, fût-il de niche. La 6e édition de Fierté
Montréal adoptait l’été dernier un étonnant logo : un code-barre arc-en-ciel…
*Une Histoire de la sexualité en anarchie :*
Mais les anarchistes ne constituent pas davantage un monde à part, où les
questions politiques engagées par les sexualités seraient d’avance résolues
et où les idées reçues n’auraient plus court. En 1900, Emma Goldman renonça ainsi à
participer au congrès international anarchiste de Paris après que toute
discussion relative à la sexualité et au contrôle des naissances en eut été
exclue. On ne saurait toutefois nier que, dans son ensemble, le mouvement
libertaire n’a cessé de combattre les tenants d’un ordre moral mortifère.
Mieux même : il a toujours été un vivier propice aux expérimentations et aux
théorisations novatrices liées aux sexualités. Dès l’origine, William
Godwin dénonçait en 1792, dans l’Enquête sur la Justice Politique, le mariage
comme étant un « monopole de la pire espèce », ce qui souleva l’indignation de
ses contemporains.
C’est d’abord de la continuité de cette tradition de réflexion et
d’expérimentation que ce numéro de Réfractions tente de rendre compte, au
travers d’un regard rétrospectif sur plus d’un siècle de « sexualités en
anarchie ». Les premières expériences communautaires du début du XXe
siècle (qui furent des formes de propagande par le fait aussi en matière
sexuelle), la manière dont les féminismes et ce que l’on a appelé la «
révolution sexuelle » ont réagencé les termes du débat sur les sexualités dans
les années 1970, et enfin les réflexions développées dans le milieu libertaire
actuel sur ce que signifie appréhender en anarchiste ses propres désirs, tout
cela manifeste le fait que nulle part ailleurs, sans doute, les pratiques
sexuelles n’ont été envisagées ainsi comme porteuses d’enjeux d’émancipation
et, à ce titre, de politique.
*Psychanalyse et libération sexuelle :*
La sexualité a certes pu être considérée comme un domaine relevant d’un
discours spécialisé. Depuis plusieurs décennies, c’est à la psychanalyse
qu’est reconnue la mission officielle de parler du sexe. Certaines tentatives
émancipatrices, visant la sexualité, se dirent même dans son vocabulaire. Ce
numéro a attribué une place à des expressions qui, à partir d’un engagement
psychanalytique et politique, manifestent l’impossibilité d’un
discours spécialisé, clos sur lui-même.
* »Expression de voies sexuelles » :*
Mais précisément parce qu’il nous semblait peu pertinent de proposer une
collection de postures idéologiques sur la sexualité, ce sont
essentiellement d’autres voix qu’il nous importait ici de donner à entendre.
Des voix qui n’adoptent pas la posture du « discours sur la sexualité », mais
qui sont l’expression de voies sexuelles. Des voix désirantes qui disent leurs
propres expériences et leurs propres luttes. Des voix qui, si minoritaires
soient-elles, ne laissent pas de nous parler. Le lesbianisme n’est-il qu’une
option sexuelle où peut-il revêtir une dimension politique propre ? Comment la
pornographie peut-elle être un lieu de contestation des représentations
dominantes, d’expression d’autres désirs et d’expérimentation ? Que peuvent
nous inspirer les luttes des travailleuses du sexe ?
Deux textes en contexte concluent ce dossier. Ils s’inscrivent dans le
mouvement de mobilisation sociale initié, au Québec, par la protestation
étudiante contre l’augmentation drastique des frais d’inscription
universitaire. Ils donnent à voir comment les questions relatives à la
sexualité s’inscrivent dans une dynamique de contestation généralisée,
mais aussi comment elles ne sont pas seulement des questions posées, mais,
encore une fois, des expériences vécues.
Tous les textes présentés dans ce numéro participent, malgré leurs
divergences théoriques, d’un même geste : ouvrir des possibles. En aucun cas
les débats où ces différentes perspectives se rencontrent ne sauraient
aboutir à quelque point final que viendrait poser on ne sait quelle théorie «
anarchiste » de la sexualité. Il s’agit encore moins de dire comment les
anarchistes doivent baiser ! Les multiples pratiques exposées ici ne sont
que des exemples et pas des (nouvelles) normes. Elles désignent des sites
critiques d’où peuvent surgir des politiques mutantes. Parce qu’il recouvre
un mouvement émancipateur qui se pense sur la totalité des choses, et pas
seulement dans l’action politique considérée d’une façon restrictive,
l’anarchisme infuse les sexualités. Et ces dernières ne manquent pas de lui
renvoyer la pareille.
Et si, pour finir, les sexualités étaient un prisme à travers lequel les
rapports entre spontanéité pratique et réflexion théorique, tels qu’ils
pourraient être conçus par les anarchistes, se donnaient à voir ? Et s’il était
aussi absurde de parler d’une conception anarchiste de la sexualité que d’une
conception anarchiste de la société ou de la communauté, parce qu’il n’y
aurait, malgré un horizon révolutionnaire commun à construire, que des
pratiques d’émancipation diverses à exprimer ?
Lien de la revue Réfractions : http://refractions.plusloin.org/
P.-S.
——
* Table des matières : Sexualités en Anarchie*
De la liberté en amour au début du XXe siècle, Luce Turquier.
« Libération sexuelle », féminisme et anarchie, Daniel Colson.
Désir : portes à enfoncer, Marie Pierre
Psychanalyse et libération sexuelle
Réflexions partielles et partiales sur la vision lacanienne de la sexualité, Alain
Thévenet
Sexe et politique, Jacques Lesage de La Haye
Les sexualités : terrains de luttes et d’expérimentations
Le lesbianisme politique, entretien avec Natacha Chetcuti
Inspirations des luttes xxx : cinq fabulations révolutionnaires, Amandine Guilbert
et Rémi Eliçabe.
Une aventure post-porno, Post-op.
En contexte Ce que le désir fait à la politique, discussion libre avec des membres
de la mouvance queer montréalaise…
Mille rencontres : de la nudité au masque, Andréann C.
TRANSVERSALE
hAcktivisme numérique ?, Ippolita
ANARCHIVE
De la bêtise et du vote, Gustav Landauer