Défendre l’élevage, un choix politique


http://nantes.indymedia.org/article/26075

jocelyne porcher publie dans la revue contre temps un article en copyleft
dont je vous recommande vivement la lecture…

Défendre l’élevage, un choix politique

En Europe et plus largement dans les pays occidentaux, nous sommes
aujourd’hui dans une surprenante conjoncture du point de vue de nos
relations aux animaux. Alors que la situation sociale est plus calamiteuse
que jamais, que le nombre de chômeurs et de personnes en grande pauvreté
explose, que le droit du travail est défait, que les services publics et
ex-services publics sont en implosion, que la gouvernance remplace le
gouvernement, que le nombre de riches et leurs richesses augmentent à un
rythme soutenu, en bref que les rapports de classe montrent à nouveau leur
vrai visage, l’une des questions qui occupe le plus souvent les magazines
et de nombreux intellectuels est celle de « la question animale » voire
celle de la « cause animale ». Il s’agit de laisser penser que la condition
animale –notamment celle des animaux domestiques- est un objet neutre et
qu’elle peut être traitée indépendamment des autres questions sociales. Or,
ce que je voudrais montrer ici, c’est que la condition animale, c’est la
nôtre. C’est donc notre vie et celle des animaux ensemble que nous devons
changer.

Haro sur le baudet
L’élevage est accusé, notamment depuis la publication d’un rapport de la
FAO en 2006, Livestock’s long shadow 1, largement repris par différents
auteurs, d’être une cause essentielle de dégradation de l’environnement. Il
contribuerait à l’effet de serre, à la réduction de la biodiversité, à la
pollution des eaux… Il serait cause par ailleurs de souffrances animales et
de dangerosité des produits animaux.

Haro sur le baudet donc, ce pelé, ce galeux d’où vient tout notre mal.

Afin de rompre avec cette calamité environnementale, sanitaire et animale
que constituerait l’élevage, deux types de solutions sont proposées. 1°
Industrialiser plus et mieux. C’est-à-dire délocaliser les productions des
zones saturées vers des zones propres, techniciser la production,
intensifier écologiquement. C’est ce que propose la FAO. 2° Devenir
végétarien, comme nous y sommes lourdement conviés par les philosophes et
les défenseurs de la « cause animale ».

Je vais développer ces deux points. Le premier en mettant en évidence les
différences entre Elevage et Productions animales, le second en montrant
que la promotion du végétarisme dit éthique par les mouvements de
libération animale fait singulièrement cause commune avec les
biotechnologies et le capitalisme industriel et financier qui visent à
consacrer la rupture entre les animaux et nous.

Elevage et productions animales
Quel est le problème du diagnostic de la FAO qui conduit, en soutenant le
processus d’industrialisation, à aggraver la situation en prétendant
l’améliorer ? C’est de faire comme si l’élevage, c’était le rapport de
travail avec les animaux qui consiste à produire de la matière animale à
partir des animaux, activité que je désigne sous le terme de « productions
animales ». Quand la FAO écrit que l’élevage contribue à détruire
l’environnement, c’est faux. L’élevage ne détruit pas l’environnement, au
contraire il participe à créer un environnement viable pour des humains et
pour des animaux. Ce qui détruit l’environnement, ce sont les systèmes
industriels et intensifiés. Ce sont les immenses systèmes de production de
bovins aux US, ce sont les porcheries et les bâtiments avicoles
industriels, ce sont les systèmes industriels de production laitière. Mais
qu’est-ce que ces systèmes ont à voir avec l’élevage ? Rien.

Car qu’est-ce que l’élevage ? C’est un rapport de travail multimillénaire
avec les animaux. Depuis dix mille ans, et peut-être plus, nous vivons et
nous travaillons avec des animaux. C’est-à-dire que, pour pouvoir vivre,
nous transformons la nature et le monde, et cela avec les animaux. C’est
avec les animaux que nous avons construit les sociétés humaines. Quand nous
disons la société, notre société, nous devrions garder à l’esprit que cette
société est composée aussi de millions d’animaux, reconnus dans le lien
social comme les chiens, ou exclus de la société comme les vaches ou les
cochons des productions animales. L’élevage a pour première rationalité de
vivre avec les animaux, la rationalité économique, productive, étant au
service de cette rationalité première. C’est pour pouvoir vivre avec les
animaux que nous devons tirer un revenu de notre relation. Et si le revenu
n’est plus possible, la relation est rendue difficile, voire impossible.
Ainsi par exemple des cornacs avec leurs éléphants en Thaïlande. Les
éléphants ne trouvent plus d’emploi dans la traction parce qu’ils sont
remplacés par des machines. Si les cornacs, et plus largement les
Thaïlandais, veulent continuer à vivre avec les éléphants, ils doivent leur
trouver et se trouver un autre métier, dans le tourisme par exemple en
promenant des touristes sur le dos de l’éléphant. Ce qui pour l’éléphant et
pour son cornac exige d’ailleurs d’autres compétences que la traction du
bois.

L’élevage n’est pas un rapport figé aux animaux. Je ne défends pas une
position passéiste qui renverrait à un âge d’or de l’élevage qui à mon sens
n’a jamais existé. L’élevage s’inscrit dans la dynamique de transformations
de nos sociétés et de l’évolution de nos sensibilités. Si notre histoire
est toute faite de violence, celle des animaux domestiques l’est
inévitablement aussi parce que leur histoire, c’est notre histoire commune,
celle qui a enrôlé les animaux dans les mines, les usines et les tranchées.
Car l’élevage est un rapport social avec les animaux qui a une
particularité étonnante, il passe par le travail.

Qu’est-ce que les productions animales ? Ce type d’activité que la FAO
comme bien d’autres confond, volontairement ou non, avec l’élevage. C’est
le rapport de travail avec les animaux d’élevage conceptualisé et mis en
place à partir du 19ème siècle par la zootechnie et les zootechniciens puis
par leurs héritiers, biologistes, comportementalistes, économistes
notamment. La zootechnie naît au milieu du 19ème siècle et se décrit comme
la « science de l’exploitation des machines animales ». Il s’agit, au nom
du progrès scientifique et social, de valoriser le potentiel économique des
animaux jusqu’alors malencontreusement laissé aux mains des paysans. La
zootechnie du 19ème siècle inscrit le rapport des paysans à leurs animaux
dans le capitalisme industriel en imposant une nouvelle vision du travail
orientée vers la spécialisation –des humains et des animaux –, la
performance et le profit. C’est dans cette même orientation que nous sommes
toujours engagés. Des rationalités multiples qui construisent l’élevage, à
commencer par la rationalité relationnelle et le désir de vivre en
compagnie des animaux, la zootechnie n’en conserve qu’une : la rationalité
économique. Il s’agit de produire et de faire des profits. Les productions
animales, telles qu’elles ont été conceptualisées à cette époque et telles
qu’elles existent aujourd’hui, c’est l’activité industrielle qui consiste à
produire de la matière animale à partir du corps des animaux. C’est une
opération d’extraction, tout comme l’extraction du charbon. Tout comme le
végétal, l’animal est une ressource naturelle à exploiter de la façon la
plus rentable possible.

L’industrialisation de la relation de travail avec les animaux d’élevage
repose sur un déni, celui de l’existence des animaux. Pour l’organisation
industrielle du travail, les animaux sont des objets. Et une chaîne de
traitement des poussins, comme on peut la voir par exemple dans le film «
Notre pain quotidien », est tout à fait semblable à une chaîne de
traitement de tout autre objet industriel. C’est pourquoi la production de
matière animale s’accompagne logiquement de sa destruction si la
rationalité économique l’impose : celle des poussins mâles des races de
poules pondeuses jetés tout vif dans la broyeuse, celle des porcelets
chétifs assommés sur le ciment -, celles des vaches « folles », celles des
volailles supposées porteuses de la grippe aviaire, celles des milliers
d’animaux éventuellement vivants, jetés dans d’immenses fosses durant
l’épisode récent de fièvre aphteuse en Corée du Sud–plus précisément il
s’agit de 3 millions d’animaux … Le statut industriel des animaux d’élevage
génère d’immenses opérations de destructions le plus souvent pour des
raisons économiques bien davantage que sanitaires. A propos des abattages
massifs d’animaux en Corée, notons que l’une des raisons qui a mis au jour
publiquement ces éliminations et ces charniers est le fait que
l’enfouissement de milliers de cadavres d’animaux dans quelques 4500 sites
a inquiété du point de vue de la pollution des nappes phréatiques. Et c’est
au nom de la protection de l’environnement et de la santé humaine, bien
plus qu’au nom de nos relations aux animaux que le scandale, tout à fait
relatif d’ailleurs car cela n’a pas fait la une du JT, est arrivé.

Ce rapport mortifère aux animaux a des conséquences graves pour les
personnes qui travaillent dans ces systèmes. Tout d’abord parce que la
souffrance des animaux est cause d’une souffrance éthique chez les
travailleurs, c’est-à-dire celle qu’on éprouve à faire souffrir, et mes
enquêtes ont montré combien les femmes notamment étaient touchées par cette
souffrance. Ensuite parce que contre la souffrance, les personnes se
blindent, et ainsi consentent à faire le travail qui est attendu d’eux 2.
Se blinder contre la souffrance permet de tenir la souffrance, et la
pensée, à distance, et de réduire le travail à une rationalité
instrumentale : c’est-à-dire comme l’expriment de nombreux salariés de «
produire à tout prix et à n’importe quel prix ».

Mais si pour l’organisation industrielle du travail, les animaux ne sont
rien, pour les travailleurs par contre ils restent, envers et contre tout,
des animaux, et cela en dépit de décennies de pression de l’encadrement des
éleveurs et des salariés pour détruire le lien ou, plus récemment, lui
donner la forme d’une tâche, une tâche parmi toutes les autres, sans plus
de conséquences, comme elle est apparue depuis quelques années dans le
management du « bien-être animal ».

Je m’arrête ici sur la question du « bien-être animal ». La problématique
du « bien-être animal » a émergé en France dans les années 1970-1980. C’est
alors le plein boum du développement industriel des productions animales. «
Le modèle dominant », sous-entendu légitimement dominant, s’impose, contre
« l’archaïsme » des systèmes d’élevage paysan, comme l’incontournable outil
de la modernisation des productions animales. Dans le même temps, un livre
comme le Grand Massacre 3, paru en 1981, témoigne d’une résistance civile
au traitement industriel des animaux 4. Un ouvrage, comme celui des
biologistes Robert Dantzer et Pierre Mormède, paru en 1979, sur « le stress
des animaux en élevage intensif » montre par ailleurs que
l’industrialisation de l’élevage pose des problèmes de développement
interne du système lui-même. Ce dont témoignent également à la même époque
des travaux d’économistes (François Colson) alors que des travaux de
psycho-sociologues mettent en évidence les souffrances induites chez les
agriculteurs par le processus de modernisation (Michèle Salmona). Cette
critique transdisciplinaire va rapidement se dissoudre en une problématique
centrée sur le « bien-être animal » qui comme son nom l’indique ne concerne
que l’animal et se retrouve donc dans les mains des biologistes et des
comportementalistes. Exit la souffrance au travail, la question des
conditions de travail et la critique politique de l’industrialisation de
l’élevage. Je renvoie le lecteur, pour ce qui concerne la filière porcine
par exemple, au film « Cochon qui s’en dédit » de Jean Louis Le Tacon qui
date de 1974 et qui met en scène l’enrôlement des éleveurs dans le
processus d’industrialisation et les difficultés psychiques générées par le
système industriel 5. Comme en écho aujourd’hui, je renvoie également au
film récent de Manuela Frésil « Entrée du personnel 6 » sur la
déstructuration physique et psychique des salariés qu’entraîne le travail
en abattoirs industriels.

Le « bien-être animal » se construit donc progressivement comme
problématique de l’adaptation des animaux d’élevage aux conditions
industrielles. Nous ne sommes pas sortis de cette orientation en dépit des
déclarations d’intention. Mais quelque chose a changé ces dernières années,
le retour de l’humain dans la problématique du « bien-être animal » et par
une voie logique, celle du management. Car il est nécessaire d’adapter les
animaux aux systèmes industriels mais également les travailleurs.

Notons que le « bien-être animal » place les travailleurs dans une
situation paradoxale. Ainsi que le proclame la réglementation européenne
sur le « bien-être animal », les animaux sont des êtres sensibles qu’il
faut prendre en compte et respecter. Mais ils sont aussi et en même temps
des choses, comme le met en évidence l’organisation industrielle du
travail. Les travailleurs doivent à la fois traiter les animaux comme des
choses, avec toute la violence inhérente à ce statut – le ramassage des
volailles par aspirateur par exemple ou le tri des improductifs- mais aussi
comme des êtres sensibles. Cette position est évidemment impossible à
tenir. C’est pourquoi ces héritiers de la zootechnie du 19ème siècle que
sont les comportementalistes du « bien-être animal » sont à la recherche
d’un management capable de mettre au jour ce travailleur idéal, sensible et
insensible à la fois. Peut-être bientôt un genre de robot mi-homme,
mi-machine, du genre de ceux mis au point par l’armée américaine.

La problématique du « bien-être animal » a été prise en main par les
biologistes et par les comportementalistes dans les années 1980, mais elle
l’a été également par des philosophes et par des juristes, et cela dans la
lignée des travaux de Peter Singer dans les années 1970. La critique du
traitement industriel des animaux a en effet conduit à la naissance d’un
mouvement, celui de la libération animale, qui vise comme son nom l’indique
à libérer les animaux. Ce mouvement s’est progressivement scindé en deux
grandes orientations. Une orientation plutôt réformiste dans laquelle le «
bien-être animal » a une place positive, et une orientation radicale, ou
supposée telle. Mais défenseurs réformistes ou défenseurs radicaux sont à
mon sens des soutiens précieux aux nouvelles productions animales qui sont
en train de naître, celles qui vont réussir à se passer des animaux.

La libération animale
Les courants de la libération animale rattachés au mouvement initié par
Peter Singer sont essentiellement utilitaristes. Il s’agit d’être rationnel
et pragmatique. C’est pourquoi ces courants prônent le végétarisme ou à
défaut les systèmes améliorant les conditions de vie immédiate et dans le
court terme des animaux. Il s’agit, non pas de promouvoir et de soutenir
l’agriculture paysanne, mais de soutenir les systèmes industriels qui
améliorent les conditions de vie des animaux.

C’est ainsi que Peter Singer soutient McDonalds, que des associations comme
PETA (People for the Ethical Treatment of Animals) aux US ou comme le CIWF
(Compassion In World Farming) en Grande-Bretagne cautionnent de grandes
entreprises industrielles ou que le philosophe Bernard Rollin contribue au
management biotechnologique des animaux dans les systèmes industriels.

Je reprends brièvement ces trois exemples.

L’idée qui justifie le soutien de Peter Singer à McDonalds, après qu’il ait
d’ailleurs longtemps défendu le végétarisme contre cette entreprise, est
que, posant qu’on ne peut pas faire disparaître les systèmes industriels du
jour au lendemain, d’une part du fait de leur puissance mais aussi de leurs
capacités à nourrir le monde et à fournir les hamburgers que les gens sont
supposés vouloir manger et sont en mesure d’acheter, le mieux pour tout le
monde est que ces systèmes soient moins pires. Agrandir les cages est donc
considéré comme une avancée. C’est également le point de vue de Temple
Grandin, reconnue pour ses travaux sur le traitement des animaux dans les
abattoirs et qui est, elle de plus, membre du Conseil pour le bien-être
animal chez McDonalds. McDonalds en effet s’inquiète du traitement des
animaux et a ainsi annoncé récemment qu’il n’achèterait plus de cochons
dans des systèmes où les truies sont en gestation en cage. Ce qui est la
tendance de la réglementation européenne, toutes choses égales par
ailleurs. C’est-à-dire que l’on remet les truies en groupe – dans des box
en béton sur caillebotis dans des bâtiments clos – au lieu de les mettre en
cage, sans rien changer à l’objectif premier du travail qui est de produire
un maximum de tonnage de viandes en un minimum de temps.

Le point de vue de CIWF, qui milite contre les systèmes industriels, est
approximativement le même. Et c’est celui qui guide par exemple la
distribution des « welfare awards », la remise de prix « bien-être animal »
aux entreprises prenant des initiatives dans le sens du « bien-être animal
». Pour le CIWF, le nombre d’animaux concernés compte, et plus l’entreprise
est grande, plus le nombre d’animaux concernés par une amélioration
éventuelle est important. C’est pourquoi le CIWF décerne des récompenses à
des entreprises comme Ben and Jerry’s, Starbucks, Lidl ou IKEA. Mais ces
entreprises peuvent-elles être dures pour les salariés et tendres pour les
animaux ?

Un autre exemple de cet arrangement entre « bien-être animal », productions
animales et capitalisme industriel, est celui du professeur Bernard Rollin,
éminent philosophe de l’éthique animale. Il se trouve que ce professeur est
aussi co-fondateur de la société Optibrand, qui développe un procédé de
reconnaissance rétinienne des animaux destiné à faciliter la gestion des
animaux dans les productions animales. Pour Rollin, l’argument est d’éviter
la souffrance du tatouage. Dans les faits, une telle innovation augmentera
surtout la productivité du travail dans les productions animales. Notons
que cette innovation n’est utile que dans les productions animales ; les
éleveurs ne manifestent aucunement le besoin de ce genre d’innovation.
Rollin tient donc un discours, celui de l’éthique animale, mais dans les
faits, il apporte une aide concrète aux productions animales.

C’est également le cas du professeur d’éthique Paul Thompson. Considérant
que la demande mondiale en viandes et notamment en viandes de poulet
s’accroît et va s’accroître, et qu’il sera donc indispensable d’intensifier
la production, pourquoi ne pas envisager d’améliorer le sort des animaux en
leur enlevant ce qui est cause de souffrance, la vue par exemple 7. Ainsi
ils souffriraient moins de l’entassement et de la claustration, et vu
qu’ils seraient nés ainsi… C’est de cette proposition que s’est saisi un
étudiant en architecture en proposant un système de production de poulets
décérébrés insérés dans une structure verticale 8. Un genre d’hybrides de
machines et de poulets. Amputer les animaux en vue de poursuivre la
production industrielle tout en évitant la souffrance est une voie
réellement explorée par des biologistes. Cela fait suite tout à fait
logiquement aux mutilations des animaux en vue de leur maintien en
claustration : débecquage des poulets, taille des canines des porcelets,
caudectomie…

Ce soutien des défenseurs du « bien-être animal » et de l’éthique animale
aux productions industrielles est aussi celui d’une association comme PETA.
Pour le bien des animaux, celle-ci soutient en effet, et très concrètement
puisqu’elle a fait des offres financières en ce sens, le procédé de
production de viandes in-vitro 9. Or qu’est-ce que la viande in-vitro ? Le
rêve des marchands de hamburgers. Enfin de la viande pure, hygiénique, sans
déchets et garanti sans souffrance animale vu qu’elle sera produite sans
animaux. Or ce substrat, issu d’une cellule animale, n’est pas de la
viande. Il est du registre du mort-vivant. Du vivant biologique mais du
mort subjectif. De l’inerte qui n’aura jamais été vivant. Justement pas
mort, car, comme l’écrit Jankelévitch, il faut être vivant pour mourir.
Vivant et pas du vivant. Il est probable que les concepteurs et les agences
de com sauront trouver un nom soft à ce substrat, adapté à la consommation
de masse à laquelle il est à terme destiné. Au nom des animaux donc, PETA
prépare, avec McDonalds, KFC et l’industrie des biotechnologies, un monde
sans animaux d’élevage et prétend détruire le vecteur essentiel du lien
entre les animaux et nous qu’est le travail.

Car, et c’est le risque majeur de ces orientations du point de vue de nos
relations aux animaux, elle s’opère sur le postulat que l’élevage, c’est
les productions animales, et qu’au fond que l’élevage n’existe pas. En
rompant avec les productions animales, il s’agit donc de rompre également
avec l’élevage et de se débarrasser enfin de cet encombrant et
inconfortable archaïsme comportemental qu’est l’alimentation carnée.
L’alimentation carnée n’a pas un sens anthropologique profond inscrit dans
l’histoire des hommes et des animaux, elle n’est qu’idéologie,
représentations, croyances et comportements erronées. La critique de
l’alimentation carnée ne fait pas de différence entre la consommation d’un
cochon industriel et celle d’un cochon cul noir Limousin. Elle se pose
contre la production et la consommation industrielle de viandes en faisant
l’impasse complète sur les différences entre élevage et productions
animales. Ainsi peut-on lire dans un texte pro libération animale : «
L’élevage et la pêche comptent parmi les activités humaines les plus
génératrices de malheur, dévastant l’existence de myriades d’êtres
sentients dans un cycle sans fin ». Que l’élevage, -le terme employé est
bien élevage, et non pas productions animales, ou même l’oxymore « élevage
industriel »-, soit décrit comme générateur de malheur alors qu’il
participe du bonheur réciproque et collectif qu’a permise notre vie avec
les animaux est pour le moins consternant. Surtout quand cela est énoncé,
comme c’est souvent le cas, par des personnes vivant avec des animaux de
compagnie, lesquels sont des animaux d’élevage comme les autres. La
différence entre un chien et une vache, dans notre société, n’est pas que
l’on mange l’une et pas l’autre, mais que l’on vit avec l’une en préservant
sa vie sociale en troupeau et son monde propre, alors que l’on impose au
chien, par exemple, une présence quasi exclusive avec l’homme.

Contre l’idéologie et le pouvoir de l’industrie de la viande –qui est réel,
et j’ai suffisamment travaillé et écrit dans et sur l’industrie porcine
pour le savoir 10 –, et alors qu’aujourd’hui l’alimentation carnée apparaît
à de nombreux philosophes comme le dilemme moral de l’époque, la solution
biotechnologique se lève à l’horizon des éthiciens et des libérateurs des
animaux qui prônait, à leur grand regret, le végétarisme en pure perte.

Le végétarisme éthique pour les uns, les purs, et la viande in vitro pour
les autres, les masses populaires. Ou comment avoir les mains propres tout
en les trempant dans le lisier.

Un mot sur le végétarisme. Je le précise car cela m’est reproché
systématiquement, je n’ai rien contre une personne qui choisit d’être
végétarienne et qui est consciente que son choix ne change rien à la
condition des animaux. Par contre, j’adresse des critiques aux groupes et
associations qui prônent le végétarisme comme une vertu. Les végétariens
n’ont pas les mains plus propres que les autres. Ils ne mangent pas de
viande, mais la plupart consomment des produits laitiers et des œufs. Or,
produire du lait ou des œufs, c’est indirectement et nécessairement
produire de la viande. Derrière le lait, il y a le veau et la vache de
réforme. Derrière l’œuf, il y a la poule. Et si les végétariens peuvent
consommer du lait et des œufs sans consommer de viandes, c’est parce que
d’autres la consomment. Ils délèguent simplement la responsabilité de la
mort des animaux à d’autres. Ainsi, contrairement à ce que pensent
certains, actuellement, l’omelette au fromage n’est pas plus vertueuse que
le steack. L’omelette au fromage en effet implique la mort de poussins, de
poules, de veaux, de vaches… Pas d’omelettes donc sans mangeurs de viandes !

Voilà donc où nous en sommes dans cette histoire de « bien-être animal » et
de « libération animale ». Du bizness, des biotechnologies, des gros sous,
fort peu de morale en vérité. Et surtout où sont les animaux dans cette
histoire ? Pourquoi en sommes-nous arrivés là ?

Nous en sommes là parce que toute cette affaire s’est construite depuis 30
ans sans référence à la question du travail. Et de facto, sans faire la
différence entre la relation de travail qui unit un éleveur et ses animaux
et l’exploitation forcenée des animaux et d’eux-mêmes à laquelle sont
contraints les éleveurs et les salariés. C’est parce que ces éthiciens et
philosophes ne savent absolument ce qu’est un animal d’élevage, ni ce que
cela veut dire travailler et vivre avec des animaux que nous arrivons à ce
point d’absurdité et de cruauté –industriel et pseudo éthique- croissante.

Pourquoi la question du travail a-t-elle été évacuée, et cela depuis les
années 1960 de la question du traitement des animaux dans les productions
animales ? Pourquoi est-elle évacuée du discours des libérateurs des
animaux ? Tout simplement parce que c’est une question politique. Parce que
s’interroger sur le sort des animaux au travail dans les systèmes
industriels, c’est s’interroger sur le sort des travailleurs. Dans les
porcheries, il y a des cochons, et il y a des gens. Ils vivent dans les
mêmes bâtiments, ils respirent les mêmes poussières et travaillent au même
rythme. Ils subissent une seule et même violence.

S’intéresser au travail, c’est d’abord reconsidérer la place des animaux
dans le travail. Et pour cela il faut je pense commencer par reconsidérer
nos façons de penser les processus de domestication. Les processus
domesticatoires sont en effet majoritairement analysés comme des processus
d’appropriation et d’exploitation des animaux. La domestication comme
l’écrit Sloderdijk serait l’histoire d’une « monstrueuse cohabitation 11.
Domestiquer, ce serait asservir ; vaches, cochons, chiens, chats, chevaux…
ne seraient rien d’autres que des esclaves. La domestication des animaux
serait à l’image de la domestication des hommes.

Notons que cette proposition est assez insultante pour les animaux car elle
suppose qu’ils sont des idiots qui se sont laissé asservir bêtement, si je
puis dire. D’autre part, elle suppose également que notre relation aux
animaux serait fondée sur l’intérêt et sur la violence et qu’au fond nous
serions fondamentalement des brutes. L’histoire des humains et des animaux
se résumerait donc à un rapport violent entre des idiots et des brutes.

Or, ce qui apparaît, et cela dès les premières peintures rupestres, c’est
bien plus une merveilleuse histoire qu’une monstrueuse histoire. Ce qui
apparaît, ce sont les liens d’admiration et d’affection envers les animaux
inscrits dans les rapports sociaux, qui eux sont portés par des rapports de
force des humains entre eux et par la violence. L’histoire des hommes est
une histoire effectivement violente où les uns essaient de se libérer de la
domination des autres, des esclaves contre les maîtres, des serfs contre
les seigneurs, des moujiks et des paysans contre des propriétaires, des
ouvriers contre des patrons, des pays contre d’autres pays… Les animaux
depuis toujours sont bien sûr pris dans notre histoire conflictuelle et,
parce qu’ils vivent avec nous, ils subissent comme nous la violence. Ainsi
des animaux impliqués dans les guerres, les chevaux, les éléphants, les
chiens…, mais aussi des animaux qui subissent la violence de l’organisation
du travail, dans les mines et les usines… Bref, les animaux sont engagés
comme nous dans le travail et dans les rapports de domination et ils en
subissent comme nous la violence. Les animaux sont partie prenante de la
lutte des classes. Non pas parce qu’ils constitueraient, comme l’écrivent
certains sociologues américains pro libération animale, une classe en soi,
des exploités animaux face à des exploiteurs humains, mais parce qu’ils
sont exploités, avec des humains, dans les champs, dans les mines, dans les
usines, et qu’il importe qu’ils ne le soient plus et que nous nous le
soyons plus. Nous sommes prisonniers ensemble, nous pouvons être libre
ensemble. L’objectif n’est pas de libérer les animaux, car cette
proposition est en vérité purement virtuelle, mais de nous libérer du
travail aliéné et de donner au travail avec les animaux et au travail des
animaux une visée émancipatrice.

Qu’il s’agisse de faire la guerre, de tirer des chariots ou des calèches,
mais aussi d’aider les aveugles, de participer à relier les enfants
autistes au monde, de participer à des spectacles, de tenir compagnie, mais
aussi, et là la question du travail est plus difficile à appréhender, qu’il
s’agisse de produire du lait ou de brouter dans les alpages, ce qui
caractérise le lien entre nous et les animaux domestiques, c’est en effet
le travail. Ou plutôt à mon sens, c’est le travail avec les animaux qui
caractérise le lien de domestication et nos relations actuelles avec les
animaux.

Pourquoi vivre avec des animaux ? Pourquoi vivre et travailler avec eux
plutôt que sans eux ? Dans quelle société ? Je pense que les vraies
questions sont celles-là. Y répondre suppose de considérer les animaux
autrement, de rendre justice à leur intelligence et à leurs compétences, et
de penser notre relation de travail et la place de la mort des animaux dans
cette relation. Je fais l’hypothèse que les animaux sont des acteurs et non
seulement des objets du travail. Précisément parce qu’ils ont des
compétences et qu’ils vivent en partie dans notre monde comme nous vivons
dans le leur.

Dans ce cadre, la mort des animaux n’est pas le but du travail avec eux,
elle en est le bout. L’alimentation carnée –en dehors de l’histoire de
l’industrie de la viande inscrite dans le capitalisme industriel- est un
effet dérivé du travail avec les animaux et non le but du travail, et je
rappelle que la consommation de viande est liée aux systèmes de production.
Autres systèmes, autres modes de consommation.

Il ne s’agit donc pas de libérer les animaux, de devenir végétarien ou de
promouvoir une journée sans viande, il s’agit de cesser de consommer des
produits animaux industriels, et pas une journée par semaine mais tous les
jours. Il s’agit de soutenir d’autres systèmes d’élevage, de se sentir
responsables avec les éleveurs des animaux domestiques.

Pérenniser l’élevage et soutenir sa dimension émancipatrice est de mon
point de vue un enjeu écologique et politique de premier plan. Parce que
cela engage à lutter contre la domination de systèmes destructeurs qui nous
mènent droit dans le mur, mais aussi parce que cela permet de rappeler
combien vivre avec les animaux est une aventure fragile. Nous sommes
actuellement à un point de rupture dans l’histoire de nos relations aux
animaux et il me semble que collectivement nous ne mesurons l’ampleur ni de
la richesse que nous apporte les animaux ni de la perte que nous sommes en
train de préparer. Vivre avec les animaux semble à beaucoup d’entre nous
une évidence, mais pour certains, elle a cessé d’en être une. Pour une
fraction minoritaire de nos concitoyens qui attendent la réalisation
d’Isaïe et espèrent que prochainement l’agneau dormira dans les pattes du
loup, mais surtout pour les industriels des nouvelles technologies qui eux,
contrairement aux acteurs de l’industrie lourde des productions animales,
n’ont que faire des animaux.

D’un point de vue plus anthropologique, je pense que la rupture avec les
animaux prépare un monde humain complètement désenchanté et désaffecté. Car
qui sait quelle part de notre humanité a été construite par notre lien aux
animaux ? A mon sens, la formule lapidaire « ce qu’il y a de meilleur en
l’homme, c’est le chien » a quelque chose de vrai. Car nous nous sommes
construits en complète symbiose avec les animaux et nous sommes en train de
nous amputer de quelque chose dont nous ignorons la portée dans la
construction collective de notre identité. En tout état de cause, que nous
voulions collectivement rompre ou non avec les animaux, il reste que nous
avons une dette envers les animaux domestiques. Se laver les mains de cette
dette, comme le proposent les libérateurs des animaux, est tout simplement
indigne et témoignerait –je renvoie ici à la théorie du don maussien–
combien nous ne sommes pas à la hauteur des animaux, combien nous avons
déchu. C’est pourquoi, en attendant le meilleur des mondes
biotechnologiques, soutenir l’élevage, le ré-inventer en l’intégrant dans
nos espérances de changement social radical me paraît urgent et nécessaire.
La condition des animaux domestiques n’est pas un sujet mineur réservé aux
amis des animaux, bien au contraire, elle nous concerne, nous qui voulons
construire un monde intelligent, sensible et solidaire. Les animaux sont
des alliés précieux car je ne doute pas qu’eux aussi sont en attente d’un
autre monde à partager avec nous.

Jocelyne Porcher (INRA-SAD Montpellier) a notamment publié: Vivre avec les
animaux, une utopie pour le 21ème siècle, Paris, éd. La Découverte, 2011;
Une vie de cochon, Paris, éd. La découverte, 2010.

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1. http://www.fao.org/docrep/010/a0701e/a0701e00.HTM
2. Cf. les travaux de Christophe Dejours.
3. Alfred Kastler, Michel Damien, Jean-Claude Nouet, 1981. Le grand
massacre. Editions Fayard.
4. Remarquons que les premières associations de protection des animaux
naissent au milieu du 19ème siècle en même temps que se met en place le
processus d’industrialisation de l’élevage porté par la zootechnie. La
protection animale toutefois ne se construit pas comme critique sociale
mais comme remède à la violence faite aux animaux par les classes
populaires. C’est la violence des individus contre les animaux qui est
condamnée et non pas celle de l’organisation sociale capitaliste et
industrielle. Le mineur est pourtant au fond avec son cheval et c’est une
même violence qu’ils subissent. Le volet management de la problématique du
« bien-être animal » est aujourd’hui dans la même ligne puisqu’il vise à
corriger les « erreurs » des éleveurs et des salariés sans prendre en
compte la communauté de destin des humains et des animaux dans les
productions animales.
5. Jean Louis Le Tacon, 1978. Cochon qui s’en dédit. 37 mn. Editions
Montparnasse.
6. Manuela Frésil, 2011. Entrée du personnel. 59 mn. Grand prix de la
compétition française du Festival International du Cinéma de Marseille.
7. Notons que mettre aux poulets des lunettes noires a été une des
solutions techniques proposées contre le picage dans les années 80.
8. http://naturoids.org/category/andre-ford
9. PETA propose une prime d’un million de dollars aux chercheurs qui
parviendront à mettre au point un procédé de fabrication de viandes de
poulet in vitro. Le challenge est que la « viande » obtenue ne doit pas
pouvoir être distinguée de la viande d’un « vrai » poulet. Un « vrai »
poulet issu des systèmes industriels et produit en 40 jours ? Qu’est-ce
qu’un « vrai » poulet pour PETA ? Notons que la date limite de proposition
de l’innovation était fixée au 30 juin 2012.
10. Porcher Jocelyne, 2008. Une vie de cochon. Editions La Découverte ;
2010. Cochons d’or. Editions Quae.
11. Peter Sloterdijk, 2000, Règles pour le parc humain. Mille et une nuits.
p. 34.
date: 14/07/2012 – 10:43

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Une réponse à Défendre l’élevage, un choix politique

  1. vivatofu dit :

    pffff
    « Les végétariens n’ont pas les mains plus propres que les autres. Ils ne mangent pas de viande, mais la plupart consomment des produits laitiers et des œufs.  »
    C’est pour ça qu’être vegan (alimentation végétalienne) doit être le but et le végétarisme juste un stade et non une fin.

    « D’autre part, elle suppose également que notre relation aux animaux serait fondée sur l’intérêt et sur la violence et qu’au fond nous serions fondamentalement des brutes.  »
    C’est pas que nous sommes fondamentalement des brutes, mais qu’il y a un rapport d’oppression des humain-e-s sur les animaux. Mais nous pouvons refuser cette oppression en étant vegan (entre autre).

    « Ainsi des animaux impliqués dans les guerres, les chevaux, les éléphants, les chiens…, mais aussi des animaux qui subissent la violence de l’organisation du travail, dans les mines et les usines… Bref, les animaux sont engagés comme nous dans le travail »
    Ouais il n’est pas demandé leur avis aux animaux, ils sont juste utilisés sans respect pour leur vie. Et, certes, nous humain-e-s sommes forcés à travailler ce qui est aussi dégeu!

    Et comme groupes de libération animale le texte ne cite que ceux pouvant justifier un rejet de cette pensée. Il n’y a pas que PETA (qui fait de nombreuses campagnes sexistes, ils sont donc à rejeter je pense). Il y a l’ALF (qui se rapproche de la pensée anarchiste), le site Le cri du dodo:(http://lecridudodo.blogspot.fr/ ) qui allie veganisme/féminisme/anarchisme etc. C’est comme pour toutes les luttes, y a des soc-dem, des libertaires etc.

    Et oui l’élevage est exploitation des animaux car c’est utilisation de leur corps/substances. Et mise à mort à la fin pour la consommation humaine alors que cela n’est pas nécessaire. Nous pouvons avoir des relations avec les animaux non empreintes de l’exploitation, de leur utilisation. Mais une relation égale.

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