« Le couple et la cohabitation sont aussi aliénants pour les hommes
que pour les femmes mais [les hommes] ne le savent pas encore parce que
leur aliénation est celle du maître dont la survie – en tout cas le confort
quotidien – est liée à l’esclave […] On leur a appris depuis l’enfance
que si le couple et le foyer sont la place naturelle des femmes, leurs
véritables territoires sont ailleurs, au travail, au parti, à la guerre. En
partant accomplir les tâches nobles qui leur sont attribuées, ils croient
fuir l’aliénation du foyer mais ils ne font que quitter une aliénation pour
une autre et les deux se renforcent mutuellement, l’existence du couple et
celle de l’entreprise sont indissolublement liées et la réforme de l’un
s’appuie sur la libéralisation de l’autre. […] Ce n’est peut-être que
lorsque les femmes seront parties, (…) lorsqu’ils perdront leur base de
repli, leur résidence secondaire où ils refont leur force de travail, que
les hommes prendront profondément conscience, dans leur corps et pas
seulement en théorie, de leur aliénation globale et qu’ils remettront
concrètement en cause la notion de travail forcé ”
Evelyne Le Garrec, « Un lit à soi », 1979.
« Ce n’est pas la situation actuelle de la famille qui est inacceptable,
c’est son existence même. […] Il n’y a pas à transformer la structure
parentale, car l’égalité vécue […] ne pourra exister et engendrer un
bouleversement total des rapports sociaux que dans une société sans
classes, décentralisée, techniquement autogérée […]. Il va sans dire que
ce type de société ne peut que se fonder sur un renversement total des
rapports entre les sexes et sur la disparition de la cellule familiale.
[…]Pour résumer : la famille est la courroie de transmission entre le
Pouvoir, quel qu’il soit, et le futur citoyen, prolo, cadre, patron,
enfant. C’est la famille et l’école qui font d’un enfant un “ adulte ” par
la violence. Mais le Pouvoir exerce également sa contrainte sur les parents
(surtout la mère par l’intermédiaire de l’enfant ; l’enfant est son otage,
son chantage). Toute personne qui n’a à vendre que sa force de travail –
99% des gens -, sitôt qu’il devient père ou mère est obligé de se
soumettre. Il doit travailler, et travailler à n’importe quoi, pour
n’importe quel prix. »
François d’Eaubonne, « L’hiver du patriarcat »,
Article, in Revue “ Autrement ” n. 3, Automne 1975
Au fil des rencontres, des discussions et des lectures et autres réflexions
sur « L’amour libre » ou le « polyamour » dans les milieux anarchistes,
anti-autoritaires ou dit « autonomes », avec un peu de recul on en vient
assez vite à se demander si ces termes ont encore un sens. Et surtout s’ils
ne sont pas aujourd’hui très galvaudés. Ce sont des termes parfois vus
comme un peu prétentieux. Parce qu’il y a dans certains milieux
(« radicaux » ou pas) un prestige à dire qu’on est « en amour libre ». Ces
termes « d’amour libre », d’amour pluriel ou de « poly-amour » produisent
un effet. Termes qui sous entendent aussi implicitement qu’on est tellement
plus libéré-e-s que les autres et qu’en plus on s’aime (ou pas). Mais quel
que soit le mot qu’on utilise, il semble recouvrir un ensemble
d’agencements et d’arrangements amoureux, amicaux, sentimentaux ou sexuels
(ou un peu tout cela à la fois) qui n’ont souvent rien en commun les uns
avec les autres sinon de ne « pas être un couple »… et encore.
Dans une partie des milieux révolutionnaires ou dit « anti-autoritaires »,
ces termes (ou d’autres synonymes) sont un peu à la mode ou font simplement
force de « tradition ».
Mais force serait plutôt de constater qu’il existe un vide cosmique au
niveau de la réflexion et de la critique concernant nos pratiques et les
questionnements qui sont liés à cette question, ou presque.
Soit que ce n’est pas « subversif en soi », soit que c’est « l’affaire de
chacun-e », soit que ce n’est pas « une pratique de lutte ». Bref, une
bonne dose de libéralisme et de mauvaise foi pour cacher la misère et
renvoyer les questions qui touchent à l’intime à la place que lui avait
déjà assignée la société dans laquelle nous vivons : celle du « privé ».
Ou encore (autre solution cybernétique) en faisant de la question un
problème de mauvaise gestion. Le couple n’étant pas apte à « gérer les
sentiments », on « collectivise » en présentant ainsi la question comme
devant simplement être mutée de la « sphère privée » à la « sphère
publique » sans questionner ni le pouvoir, ni la gestion, ni ces fausses
séparations. Dans tous les cas, on est face soit à un refus d’aborder le
problème de face, soit à une volonté d’y imposer des solutions toutes
faites. Deux versants d’une même manière d’ignorer l’éléphant qui est dans
le salon.
L’Unique et son intimité.
« La liberté intellectuelle dépend des choses matérielles. La poésie
dépend de la liberté intellectuelle. Et les femmes ont toujours été
pauvres, depuis le commencement des temps. Les femmes ont eu moins de
liberté intellectuelle que les fils des esclaves athéniens. Les femmes
n’ont pas eu la moindre chance de pouvoir écrire des poèmes. Voilà pourquoi
j’ai tant insisté sur l’argent et sur une chambre à soi. »
Virginia Wolf, in « Une chambre à soi »
« Être dans la solitude, c’est là le difficile. Continuer à être, à garder
le sentiment de sa propre existence — être, et non pas cesser d’être, quand
l’autre n’est pas là — et conserver le sentiment d’identité — être soi, et
pas les autres. Il est des gens pour qui la chose paraît simple. Ils sont
convaincus que leur existence vraie ne cesse pas, mais peut-être même ne
commence qu’à l’écart des autres. Ce retrait, ils le nomment, c’est selon,
la vie privée, la table d’écriture, la chambre à soi. Pourtant, pour
beaucoup, l’être se défait, s’altère quand l’autre manque. (Mais cet autre
qui ne peut faire défaut sans que je sombre dans le néant, est-ce bien un
autre ?) Ils ne sont que quand ils ne sont pas seuls (la promiscuité tient
lieu de proximité). »*
Michel Schneider, in « Glenn Gould piano Solo ».
Dans toutes les nouvelles sectes gauchistes new-age, comme dans toutes les
tentatives désespérées de réanimer les cadavres encore chauds des vieilles
idéologies révolutionnaires (post-situ et marxistes, etc…) -concernant les
problèmes auxquels nous sommes confrontés aujourd’hui dans nos vies- se
révèlent non seulement inopérantes pour expliquer le monde qui nous
entoure, et formuler leurs perspectives révolutionnaires, mais ont toutes
en commun la négation pure et simple de l’individu.
Plus précisément, c’est cette fable de « l’individu immédiatement social » (
*le communisme ?*) décliné à toutes les sauces qui revient régulièrement
(ou sous d’autres formes), et raisonne comme une douce promesse. La
solution est forcément collective, forcément une question de « luttes des
classes » et de « rapports de production », et en bref ne laisse aucune
place non seulement à l’individualité mais aussi aux questions qui touchent
à l’intime et au domaine du sensible. Comme si d’ailleurs ces champs
étaient exclus de tout rapport de force et de toute domination…
Or, dans cette vision l’individu n’est im-médiatement social (c’est-à-dire
sans médiations) que dans le « monde idéal», une fois achevée l’abolition
des classes, de « la valeur », de toutes les formes d’oppressions et de
dominations… et d’ici là, bon courage camarades !
Car de fait cette fable ne vaut pas dans la société dans laquelle nous
vivons puisque l’individualité n’est conçue par ceux qui la « nient » que
comme le produit finit d’un processus d’atomisation (ce qu’il est aussi en
négatif) et comme un concept « bourgeois » ou libéral, ou comme simple
produit de rapport de production ou d’échanges. Ironie du sort,
libéralisme existentiel et communisme littéraire se passent très bien du
concept d’individualité ou d’individu.
Dans la perspective « communisante » précisément, comme dans la perspective
qu’on pourrait qualifier de « tiqqunienne » (ou dans bien d’autres
théories) le grand mouvement qui est à la fois sa perspective, sa méthode
et son propre but, communise donc tout sur son passage : les chaussettes,
les radiateurs, le pain et les affects. Du moins il croit le faire. Ça
c’est sur le papier évidemment. Le problème c’est bien sur que les
« affects », ou plus généralement les sentiments (et moins encore les
individu-e-s) ne peuvent se résumer à des « produits du procès de
production» (entre autres tautologie) ou à des marchandises
interchangeables qu’on peut voler, auto-réduire et « se faire passer ».
Le problème c’est précisément que la rationalité capitaliste et autoritaire
a imprimé cette idée sur son passage. Et qu’à défaut de penser la question,
c’est la même rationalité de supermarché qui range au même rayon les boites
de conserves, le papier toilette, la copine, le copain, « mes ex et mes
futurs ». A tel point qu’on pourrait presque écrire sur la liste de courses
et de choses à faire « trouver une autre relation ». C’est en général ce
qui se fait sur les « réseaux sociaux », sur internet, par exemple.
Evidemment, en plus de témoigner d’une misère affective *désarmante* (et ce
n’est pas rien de le dire), cet « amour libre » là (sous ses diverses
facettes) est le plus souvent un petit théâtre dérobé de la reproduction
des formes de dominations hétéro-sexistes et patriarcales, souvent même de
manière paroxysmique et caricaturale.
La plupart des « amour-libristes » revendiqués sont bien entendu des hommes
hétérosexuels. On se demande entre hommes « comment convaincre sa copine de
s’y mettre » sans se demander si on va vraiment le supporter (ou mieux, on
lui interdit en se permettant toutes les libertés dans son dos). Et quand
la « copine » trouve la clef des champs, on se transforme en une espèce de
Tartuffe machiste désabusé, la traitant de tous les noms, et on invente des
mensonges incroyables pour se faire passer pour la victime auprès de tout
le monde. On affiche son tableau de chasse devant ses potes et on explique
qu’on est « blessé » ou qu’on se sent « abandonné » dès que la « copine »
fait preuve d’un soupçon d’autonomie sentimentale ou sexuelle. Ou
pire donc : on cloitre, on isole.
« A elle le couvent, à moi la *liberté* ». On « fait le canard » devant
« sa » copine attitrée, le fier devant ses potes et le malin avec les
autres, pour montrer combien on est pas jaloux.
Evidemment, ces situations sont toujours transposables d’un sexe à l’autre
ou dans des relations non-hétéro-normées qui se calquent sur le modèle et
le style de vie du couple dominant. Ces attitudes (qui ne sont pas
l’exclusive propriété des hommes) donnent simplement parfois l’impression
d’être juste la norme : à la fois dans les couples traditionnels, dans les
couples « réformés », et dans le cloaque « amour-libriste » (dans toute sa
diversité) qui ne dit pas son nom mais est quand même très fier de ce qu’il
prétend être.
Dans tout ça, il y a l’aspect irrémédiablement « précaire » de la vie
collective, qu’elle soit le fait de collocations, de logements sociaux où
on s’entasse ou de squats. Encore que ces derniers offrent au moins en
puissance –et même temporairement- plus de potentialité : parce que plus
d’espace.
Mais dans tous les cas, soit c’est le désert où l’intimité a été « abolie »
ou « collectivisée » de force (ce qui dans l’esprit de secte de nombreuses
personnes, signifie la même chose), soit c’est le couple comme refuge (et
de ce point de vue là, on a pas toujours envie de lui en vouloir). Mais
encore une fois, c’est de territoire partagé sous la contrainte qu’il
s’agit. Une maison, un espace, une chambre, un lit. De toute évidence, il y
a là toutes les raisons de ne pas s’interroger sur l’autonomie individuelle
et même le consentement tant ces questions impliquent des réponses «
dangereuses ».
Dangereuses pour la société en général, mais aussi pour un ensemble de
milieux où le crime suprême dans la vie collective n’est pas de vouloir
forcer les limites corporelles et intimes des autres mais bien plutôt de
mettre un verrou à sa chambre. Là où il ne viendrait étrangement à personne
l’idée de démonter celui des chiottes ou de la cave par exemple.
Et puisqu’on en parle : un ensemble de milieux qui a enterrée l’idée
même *d’une
chambre à soi*, voir même d’*un lit à soi* en même temps que toute
possibilité d’autonomie individuelle -et donc d’individualité comme
principe et comme tension – ne porte résolument pas grand choses.
Et il faut bien des renoncements pour y parvenir. Et d’abord celui à
l’intimité. C’est-à-dire à la possibilité –même ponctuelle- de s’isoler,
d’être parfaitement seul lorsqu’on en a envie, de garder certaines choses
pour soi, de ne pas partager toutes nos expériences avec la terre entière.
Du reste, la volonté manifeste et systématique de « collectiviser
l’intime » (c’est-à-dire en fait de le détruire) s’apparente plus qu’autre
chose à une volonté de pouvoir et d’emprise collective (souvent par un
petit groupe ou quelques individu-e-s) sur les relations
inter-individuelles. Bien entendu, le « privé » est politique. Mais
l’intime n’est pas nécessairement « privé ». Il est une tension entre soi
et les autres. Il est ce mince fil qui permet d’exister par soi-même avec
les autres.
On peut disserter sur l’idéal que représenterai le fait de vivre –comme
certains anarchistes naturistes de la belle époque par exemple- en
communauté totale dans un Eden retrouvé, qu’on en ferait pas disparaitre
pour autant l’irrépressible besoin d’intimité. L’intime est en fait bien
plus que le besoin d’être seul ou le « lien particulier qu’on partage avec
d’autres », il est aussi la distance raisonnable dans laquelle on les
maintient. Il est cette bienveillance avec laquelle on rappelle à l’autre
qu’on n’est pas lui ou elle. Il est aussi la force avec laquelle on
repousse nos propres fantasmes de fusion, dans tout ce que ceux-ci
comportent d’autoritarisme, de vampirisme affectif, d’appropriation du
corps de l’autre, et donc aussi d’hétéro-sexisme, et même de cannibalisme
social (au moins dans l’étrange légèreté avec laquelle on considère les
corps comme simples aliments de nos « besoins »). En lieu et place de la
liberté ou de l’émancipation, c’est bien un libéralisme qui ne dit pas son
nom qui domine la plupart du temps. Celui du « j’fais c’que j’veux et
j’t’emmerde ».
Là encore –évidemment- le ressac patriarcal, et le ressac libéral et non
anarchiste, comme projet contre-révolutionnaire s’exprime avec une aisance
et une complaisance *désarmantes*.
Sous toutes *bonnes intentions*, les volontés de faire disparaitre cette
tension qu’est l’intime – à travers la généralisation du ragot ou la mise à
disposition des corps- sont simplement d’excellentes méthodes de
pacification et de contrôle, et bien entendu le retour à des formes
ancestrales de privation, de contrainte et d’exploitation : tout
particulièrement pour les femmes.
Evidemment, la tendance au ragot, ou le fait d’exposer en permanence les
autres sans leur consentement ne doit pas être compris comme une critique
de la solidarité nécessaire dans les situations de violences ou d’abus,
mais comme la norme qui consiste à se vanter de « ses relations », comme
une autre forme de « capital social ». Norme omniprésente dans les
relations de couples et hétéro-normées. Ou plutôt du couple hétéro
traditionnel comme modèle relationnel unique et de référence.
*Ouvrir la boite de pandore, et laisser nos illusions s’envoler.*
*« nous savons bien que malgré nos conceptions nous sommes encore jaloux,
menteurs, propriétaires, autoritaires. Et comment, du jour au lendemain,
ces tares que nous nous reconnaissons pourraient-elles s’effacer chez tous?
(…) Constatons simplement l’effet certain d’améliorations que peuvent
amener en les individus l’application des idées anarchistes, mais soyons
assez lucides pour ne pas espérer supprimer instantanément les tares et en
particulier les souffrances de la jalousie **»*
Anna Mahe, in « Jalousie »,
l’anarchie, 21 février 1907, n° 98
Ce « communisme » d’opérette-là (celui cité plus haut), sous toutes ses
facettes, ne fait que singer les pires fantasmes « biopolitiques » de
caserne et de panoptique en termes de relations sentimentales comme dans la
vie quotidienne. Il s’apparente d’une certaine manière à la « maladie
communautaire » décrite par Bonnano dans son texte du même nom. Une
véritable *politique* à lui tout seul justement. S’il y a une analyse
critique à porter sur ce qu’il est encore convenu d’appeler
« l’économie », c’est aussi contre nos propres pratiques oppressives et
autoritaires qu’elle doit s’orienter. Car une des bases du capitalisme (et
par extension de toute oppression et domination) n’est pas juste
l’accumulation, ou même le processus de valorisation mais bien
l’appropriation, et conséquemment la force et la contrainte qu’elles
supposent.
En réalité, la seule philosophie qu’on puisse réaliser dans ces conditions
sans s’attaquer au problème de l’autorité et des diverses formes de
pouvoir, institutionnelles comme celles dans la vie quotidienne, reste un
« communisme de la survie ». Et c’est un principe qui se vérifie aisément :
la survie ne pousse pas les gens à se révolter, à s’auto-organiser ou à
lutter. Elle pousse au mieux à se replier sur soi, et plus généralement à
s’entredévorer et à se familiariser avec une sociabilité de charognards.
On peut donc d’autant moins se payer le luxe d’ignorer la question de la
liberté dans les relations amoureuses, sentimentales ou amicales (et de
comment éviter de trop séparer tout cela) que la situation actuelle dit
quelque chose du désastre ambiant : du ressac patriarcal et des
comportements de prédateurs, du racisme rampant et institutionnel, de la
dégradation généralisée des conditions de la survie, des relations de
pouvoir et de la violence dans les relations amoureuses, affectives ou « de
couple ». Et au milieu de tout cela, de la possibilité d’établir des
relations sociales libérées. La situation dit aussi quelque chose de notre
incapacité à lier notre éthique et nos pratiques dans la vie quotidienne à
celles que nous prônons dans nos luttes. Si nous n’en parlons pas, si nous
ne nous regardons pas en face : alors les mêmes causes produiront les mêmes
effets.
De la même manière qu’on ne peut pas tout réduire au lieu de travail, on ne
peut pas tout réduire à « l’économie », et on ne peut pas d’un côté parler
à qui veut l’entendre de « commun » en enterrant systématiquement tout ce
qui sort du champ du « social » et de ses « mouvements » au sens le plus
restreint des termes.
Ironie du sort, la seule chose qui fasse encore consensus à propos de
« l’amour libre » c’est que ce n’est même pas un sujet de débat. Après
tout, c’est Emma Goldmann qui demandait « Comment l’amour pourrait-il être
autre chose que libre ? ». On devrait se demander aujourd’hui : comment
pourrait-il l’être vraiment ?
Les discours convenus sur « l’amour qui est à réinventer » ou « à
détruire » ne nous apportent rien ou pas grand-chose. Les gens continuent
de tomber amoureux/ses en prétendant que ce n’est pas le cas et se font
toujours aussi mal voir plus. Comment pourrait-il en être autrement ?
L’amour est-il un problème en soi ou est-ce seulement la manière de
l’envisager ? Ou n’est-ce pas plutôt un problème plus général où les
sentiments et les affects continuent de pâtir soit de leur exclusion du
champ d’analyse critique, soit de leur soumission à des modèles
« révolutionnaires » préconçus.
Toutes ces questions restent en suspens.
Autonomie sentimentale et clandestinité amoureuse.
« L’émancipation de la femme est, selon moi, très mal posée chez les
anarchistes. La femme n’est guère envisagée que comme épouse ou amante, que
comme complément de l’homme et incapable de vivre sa vie pour et par
elle-même. (…) La femme est donc prédestinée à l’amour, légalisé chez les
gens comme il faut, « libre » chez les anarchistes »
Sophia Zaïkowska, in « Feminisme » ,
La Vie anarchiste, 1er mai 1913
On peut se raconter des berceuses ou prétendre que tout n’est qu’une
question de « conditions matérielles » (sur lesquelles on a donc peu de
prise, c’est donc « la faute à personne ») ou même de « bonne volonté »
(c’est donc « la faute à tout le monde ») et on en perdrait presque de vue
la puissance de l’idéologie. Du fait que nous avons été conditionné-e-s à
penser que « l’amour c’est papa et maman ». Que c’est pour la vie. Que
c’est une romance et une histoire à deux uniquement. Ou bien que c’est
« moi et mon cheptel » (version « prince proxénète »). Même lorsque ce
n’est pas ce qu’on a vécu dans son enfance et moins encore ce qu’on
voudrait vraiment pouvoir désirer.
Les désirs en disent d’ailleurs généralement plus sur ce que nous avons
été conditionné-e-s à penser que sur ce qui nous rend véritablement
heureuses/eux.
Mais une chose est sure, sans chambre à soi, sans lit à soi, sans
intimité : quelle type de relation libre est encore possible ?
La misère sentimentale et la vulnérabilité affective rendent possibles les
pires actes et attitudes autoritaires et hétéro-sexistes en matière de
rapports sociaux sentimentaux. Pire, elles en sont une conséquence
inévitable. Cessons de faire comme si la violence –même psychologique- dans
les rapports amoureux ou sentimentaux n’était qu’un accident de parcours ou
seulement « la faute au couple ». Car cette misère et cette vulnérabilité,
cette exposition rendent aussi possible le couple comme refuge et comme
mouroir. Et tout cela est profondément lié à l’absence d’intimité (ou son
contrôle strict, par un individu ou le collectif) et au fait de ne pas
pouvoir se retourner sur soi, de réfléchir et se questionner, pour se
reposer, ou pour toucher son propre corps et jouir enfin seul. Ce n’est
pas un hasard si ceux et surtout celles qui en ont été privées sont
pris-e-s d’insomnies chroniques ou atteint-e-s de procrastination et
d’apathie. Précisément, ce n’est aussi pas un hasard si cette condition
d’absence d’intimité (ou d’intimité contrôlée) est déjà –à divers degrès-
celle de la plupart des femmes dans les sociétés dans lesquelles nous
vivons.
Ironie du sort : l’injonction « immédiate » à la société contenue dans la
conception dominante « d’amour libre » (ou de « camaraderie amoureuse » –
pour reprendre un autre concept douteux) ne fait en fin de compte
qu’étendre l’exigence marchande et patriarcale de mise à disposition des
corps.
Il n’y a donc pas qu’une manière, mais une infinité de façons de rompre
avec cette condition. De s’y attaquer. Qui correspondent aux désirs, aux
problèmes, et aux spécificités oppressives de chacun-e-s.
Et que nous devrions le voir comme une aubaine et non une contrainte.
En effet, il y a quelque chose de puissant dans cette tension qui lie la
nécessité première d’être « unE » aux désirs et aux besoins d’être
« plusieurEs ». Et l’unE ne peut pas aller sans l’autre. L’analogie est
aussi bien transposable aux sentiments, à la lutte des classes ou aux
rapports sociaux de sexe qu’à la question de l’auto-organisation. Et toutes
ces questions ne font que se recouper en permanence.
Sans en faire l’alpha et l’oméga de toute théorie -et quoi qu’on en dise-,
l’élément de base, celui qui n’est pas compressible, qui ne peut pas être
« dissout », qui se révolte, qui respire, qui ressent et qui se débat de
toute ses forces contre tout *assujettissement* (d’autres disent de
« subjectivation ») n’est ni le groupe, ni la secte, ni le parti politique,
ni le milieu, ni la fédération : c’est d’abord l’individu-e. Concept qui
n’est ni intrinsèquement marchand, ni forcément libéral, ni même
essentiellement « bourgeois » ou même contradictoire avec une analyse de
classes.
Parce qu’il est le sujet sensible de tout pouvoir : parce que c’est le X
de l’équation.
D’où la nécessité pour toute autorité ou tout esprit de secte de le
transformer en *citoyen*, en « produit fini», en sujet d’analyse* *ou en
quoi que ce soit d’autre, ou tout simplement de le nier : de faire comme si
il n’existait pas.
L’idée d’autonomie sentimentale prise uniquement d’un point de vue
« collectif » est une pure abstraction. Le sentiment de jalousie en dit
d’ailleurs plus sur l’image qu’elle nous renvoie de nous-même que sur les
autres. Elle dit quelque chose de notre besoin de contrôle et du soi-disant
« instinct de propriété » – et de la peur de l’abandon qui les construisent
socialement. Même si cette peur est parfois légitime : il faut apprendre à
vivre avec, et à l’apprivoiser. Car elle dit aussi quelque chose de notre
incapacité à éprouver de la joie à l’idée de savoir l’autre heureuse/eux
sans nous. C’est-à-dire à éprouver l’exact contraire de la jalousie.
Mais tout ça n’est pas une mince à faire. Et si tout n’est pas non plus
qu’une question de « volonté », alors il faut s’interroger sur les
conditions qui rendent cette liberté possible. Et d’abord d’une absence de
condition oppressive et autoritaire (de lois, de traditions, de classes,
patriarcale, raciste, etc…). Ce qui nous mène inéluctablement sur le
terrain de l’attaque et de la conflictualité avec cette même condition.
Et aussi sur celui d’une sorte de clandestinité amoureuse. Parce qu’en
effet, dans un monde où la violence de la domination est omniprésente,
toute intimité réelle est forcément un peu clandestine. Le stade suprême du
soit disant “processus d’individuation” capitaliste et étatique en matière
de relations sociales se traduit en réalité par un état où l’individu n’a
plus ni “vie privée”, ni vie tout court.
C’est précisément pour ça que la communauté de vie ou de luttes sans
intimités ne subvertie rien en termes affectifs. Pour le redire à nouveau,
d’une autre manière : elle ne fait qu’étendre l’exigence policière de
renseignement et celle de la disponibilité et de l’interchangeabilité
marchande des corps à la sexualité dans un simulacre “d’économie sexuelle
libérée” (triple oxymore ?) qui ne se maintient qu’au travers de sa
perpétuelle mise en scène.
Ainsi, même si il s’agit parfois de quelque chose de « symbolique », dans
un environnement hostile où « sexualité » rime avec violence et
prédation : savoir rester secret pour soi est un gage d’autonomie et pas
nécessairement de possession, de jalousie ou « d’esprit petit bourgeois ».
Ou simplement parce que : tout le monde n’a pas besoin de tout savoir sur
tout.
C’est là toute la contradiction dynamique que portent en elles les réponses
à la question de savoir si et comment nous pouvons vivre nos amours
librement dans un monde qui ne l’est pas : et après ?
Le Cri Du Dodo
Quelques lectures, comme pistes de réflexion, en plus de celles citées dans
le texte :
– “A propos d’autonomie, d’amitié sexuelle et
d’hétérosexualité”http://infokiosques.net/spip.php?article473,
de Corinne Monnet.
– “Sous le tapis le pavé : Les violences sexistes dans les milieux
militants qui se revendiquent anti-sexistes et
anti-autoritaires”http://infokiosques.net/spip.php?article989
, Récit collectif et anonyme.
– “Amour libre, jusqu’où ?”,
http://1libertaire.free.fr/AmourLibre01.html de Martine-lisa
RIESELFELD
– “L’utopie de l’amour libre”http://www.plusloin.org/refractions/refractions7/ferreira_amour.htm,
de José Maria Carvalho Ferreira, revue Réfractions.
– “Les milieux libres, vivre en anarchistes à la Belle époque”, Céline
Baudet, éditions l’Echapée.
– *“Je t’aime… oui mais non, l’amour c’est mal … on en est où, là?” http://infokiosques.net/spip.php?article428 anonyme
– “Complicated relationships : conversations on polyamory and
anarchy”, Ardent Press edition (en anglais).
source:
http://lecridudodo.noblogs.org/post/2013/06/20/amour-libre-vraiment-et-apres/