1er juin 2013 par Lucie Heymé http://www.autrefutur.net/_Lucie-Heyme_
L’arrivée sur le marché du travail d’une génération connectée, née
avec l’ordinateur personnel, les jeux vidéo et Internet, fait l’objet de
nouvelles convoitises marchandes. Elle offre des perspectives managériales
qui transformeront la vie de bureau en un nouveau champ ludique et
interactif 1 http://www.autrefutur.net/De-la-gamification-du-monde-pour#nb1>,permettra aux soldats de combattre à distance et nous donnera à voir une « réalité augmentée »…
Gamification du monde du travail…
« La gamification » (ou ludification ) est définie comme le transfert des
mécanismes du jeu dans d’autres domaines, en particulier des sites web, des
situations d’apprentissage, des situations de travail ou des réseaux
sociaux. Son objet est d’augmenter l’acceptabilité et l’usage de ces
applications en s’appuyant sur la prédisposition humaine au jeu.
Dans le milieu de l’entreprise aussi bien en interne qu’en externe, la
gamification apporte un certain nombre d’avantages :
– Fidéliser les clients,
– Motiver la force de vente
– Former des employés
– Récompenser les meilleurs éléments
– Impliquer des salariés autour d’une problématique de l’entreprise
– Challenger les salariés
– Augmenter le sentiment d’appartenance à une marque, une entreprise…
– …
Elle permet de retrouver des leviers de motivation pour les populations peu
sensibles aux systèmes d’animation traditionnels et de permettre ainsi la
fidélisation des clients.
Le jeu devient alors une invitation informelle à « participer » et un outil
marketing de premier ordre. (!).
Six mécaniques (game mechanics) correspondent à six dynamiques (game
dynamics) :
La pub, la médecine, l’enseignement et toutes les industries qui
souhaitent toucher un public familiarisé avec les univers virtuels se
lancent dans le Serious Game. En 2010, la moitié des entreprises du CAC 40
avaient développé les leurs et selon le Wall Street Journal, 50% des
entreprises américaines utiliseront la gamification d’ici 2015. En plus de
réduire les coûts de formation grâce à la « dématérialisation » des
supports et des lieux de réunion, le jeu sérieux a « l’avantage certain »
de modeler les consciences et de susciter l’adhésion spontanée. « *On
essaie de forcer les salariés à vouloir apprendre beaucoup plus sans
vouloir forcément les forcer* » avoue un formateur qui travaille sur les
plate-formes pétrolières de Total.
Quant à EDF, il a développé un « module comportemental » spécifique pour
les arrêts de tranche ainsi qu’une simulation d’incendie pour intégrer
les procédures à suivre : « *Comme le parc nucléaire date des années
70-80, on fait face à de nombreux départs à la retraite qu’on remplace
par énormément de jeunes. Et comme ça n’a pas été bien anticipé, le
compagnonnage est très bref. On essaie de qualitativer le plus possible
les connaissances des experts de manière alternative dans des serious
games.* ».
Mais au delà des bonnes ou des mauvaises applications supposées, le
serious game, qui participe de l’avènement de l’homme-machine dans un
monde-machine, change également notre rapport au réel et construit une
« distance » avec celui-ci…
Devant sa console, le militaire fait une guerre « dématérialisée »…
En janvier 2012, un chef du mouvement des Taliban au Pakistan était tué par
un militaire opérant… depuis le Nevada. Dvant sa console vidéo, le soldat
repère sa cible, affine son tire et tue son ennemi. Son service fini, il
prend alors sa voiture, rentre chez lui pour déjeuner après avoir embrassé
sa femme et ses enfants… De retour au « bureau », dans son uniforme, il
reprendra son « télétravail » jusqu’au vacances.
Dans « Théorie du drone », le philosophe Grégoire Chamayou se penche sur les
questionnements juridiques et moraux soulevés par une arme qui confère une
immunité physique unilatérale
[2 http://www.autrefutur.net/De-la-gamification-du-monde-pour#nb2].
Interrogé par un journaliste de Libération, sur l’engouement pour cette
arme qui fait penser aux jeux vidéo
[3 http://www.autrefutur.net/De-la-gamification-du-monde-pour#nb3],
il souligne que si « il y a en effet tout un discours qui critique la
« mentalité Playstation » des opérateurs de drones mais, pour moi, c’est un
cliché ».
« Souvent, quand on fait cette critique, on ajoute : « Ils ne savent pas
qu’ils tuent ». Il est évident qu’ils savent qu’ils tuent ! La question,
c’est plutôt : à partir de quel savoir le savent-ils ? En quoi cette
technique produit-elle une forme d’expérience spécifique de l’homicide ? Il
y a des effets d’amortisseur moral : on voit juste assez pour tuer, mais
pas tout : ni le visage, ni les yeux. Surtout, on ne se voit jamais dans le
regard de l’autre. C’est une expérience disloquée, hémiplégique. Les
opérateurs cloisonnent, ils tuent la journée et rentrent à la maison le
soir. La guerre devient un télétravail, accompli par des employés de
bureau, très loin des images à la Top Gun. Il n’est d’ailleurs pas étonnant
que les premières contestations du drone aient été le fait de pilotes de
l’Air Force. Ils refusaient la déqualification de leur travail, mais ils
luttaient aussi pour le maintien de leur prestige viril…* »
« Dans la guerre, tout est simple, mais le plus simple est difficile. »
Cette « gamification » de la guerre n’est pas récente. Vers la fin du XVIIIe
et le début du XIXe, l’amirauté britannique et l’armée prussienne
s’intéressent sérieusement à l’emploi de simulation ludique pour développer
de nouvelles tactiques et former leurs futurs cadres. En 1820 la Prusse va
adopter le Kriegspiel, le jeu de guerre en français, comme outil de
formation de ses officiers. Jusqu’au développement de l’informatique le jeu
de guerre sera le principal jeu sérieux employé par la quasi totalité des
armées du monde.
Pour trouver le concept moderne du jeu sérieux, il faut attendre les années
1970, avec l’œuvre du chercheur américain Clark Abt intitulé Serious
Games4. Dans ses écrits, il voit dans le jeu de société, le jeu de plein
air, le jeu de rôle et le jeu sur ordinateur (très peu développé à cette
époque), des supports pour diffuser des messages éducatifs, politiques,
marketing, etc. L’intérêt de ce chercheur pour tous les types de jeux
sérieux découle certainement à sa participation au développement de TEMPER,
l’un des premiers jeux de guerre informatisés destiné à prendre en compte
le contexte de la guerre froide.
Ma vie 2.0
La réalité augmentée
[4 http://www.autrefutur.net/De-la-gamification-du-monde-pour#nb4 ]
s’immisce dans notre vie quotidienne avec des jeux comme Invizimals sur
PSP, sur nos téléphones avec Nearest Tube Augmented Reality App pour
l’iPhone et les Google Glasses pour se déplacer au quotidien
[5 http://www.autrefutur.net/De-la-gamification-du-monde-pour#nb5 ]
Associée aux réseaux « sociaux », elle nous permettra de nous entre connecter
encore plus fortement. Mais à quel prix ?
Une journée type dans un monde gamifié.
8:15 – Lever
M. Martin se lève au son du réveil qu’il a échangé la veille contre 275
points Fnac. Il entre dans la salle de bain, se douche en moins de 5
minutes et gagne pour cela 50 points « Economie d’eau » auprès de sa
commune. Ces 50 points lui font économiser 1 euro d’impôts et sont
récupérés par sa commune, qui échange les points de ses habitants contre
des subventions du Ministère de l’Ecologie et du Développement Durable.
8:31 – Repas
M. Martin prend son petit déjeuner, mange un yaourt Danone. Danone le
récompense par 10 points et notifie le Ministère de la Santé que M. Martin
a mangé 1 produit laitier sur 3 ce jour, ce qui rapporte 15 points santé à
M. Martin. Comme il va travailler en vélo et dépense 400 calories
aller-retour, il gagne 50 points santé supplémentaires, ce qui lui
permettra sûrement de réduire sa cotisation Sécurité Sociale à la fin du
mois. Ses performances à vélo (battements de cœurs par minute, kilomètres
parcourus, calories consommées) sont actualisées en direct sur le site
« Adidas Perform » et comparées à ceux de ses amis sur un tableau de
classement. Son amie Marie le défie pour le lendemain à brûler 600
calories. S’il relève le défi, il participera à un tirage au sort pour
rencontrer son cycliste préféré.
9:19 – Au travail
Arrivé au travail – M. Martin est commercial dans une agence immobilière en
ligne – il constate que grâce aux deux contrats signés la veille grâce à
lui, il a atteint le niveau « Marchand Phénicien » dans l’application qui
évalue les commerciaux de l’entreprise. En atteignant ce niveau, il gagne
le droit de recruter un stagiaire et n’a plus que deux niveaux de retard
sur son collègue qui a dernièrement atteint le niveau « Roi du Bagout » et
a le droit de gérer une équipe de deux CDD et un stagiaire. M. Martin se
connecte sur internet et tombe sur des publicités. L’écran de son
ordinateur détecte le mouvement de ses yeux et lui fait gagner 15 points
pour chaque pub qu’il fixe durant 5 secondes.
A midi, il va au restaurant de l’entreprise, consomme des fruits et légumes
de saison (la commune lui offre + 20 points « Environnement »), un produit
laitier, et ne mange pas de viande (+ 1 point SPA et +3 points WWF). En
sortant, il signe la pétition du syndicat d’entreprise (+10 points UNSA) et
retourne à son poste de travail.
18:02 – Sortie du travail
Ayant terminé ses 7 heures quotidiennes (+10 points 35h), il quitte le
travail et visite le Musée du Quai Branly. Il se prend en photo devant une
œuvre de chaque continent et obtient grâce à cela le badge du musée. Il ne
lui manque plus que le badge du Musée Grévin pour obtenir le diplôme
« Musées historiques de Paris » du Ministère de la Culture, qui certifie
l’ouverture culturelle de M. Martin et lui donne accès gratuitement aux
expositions d’un musée de son choix. Il rentre dans son immeuble, dit
bonjour à sa voisine de pallier ( ce qui lui vaut + 1 point pour la
compétence « gentillesse » sur MaPersonnalité.com).
21:13 – Soirée
Après son dîner et son troisième produit laitier (+15 points Danone, 3/3
produis laitiers quotidiens, le Ministère de la Santé est informé donc 15
points santé et un bonus de 30 points pour avoir accompli sa “mission
produit laitiers” quotidienne), M. Martin rejoint ses amis au cinéma, pour
voir le dernier film de Martin Scorsese. Il choisit le personnage qu’il
veut incarner et s’installe dans la salle. Durant le film, il repère les 5
publicités cachées et gagne 50 points UGC. A la sortie, il invite ses amis
au restaurant, grâce à un coupon d’achat gagné le mois dernier en se
connectant pour la 500ème fois au site Groupon.com
Avant de se coucher, M. Martin allume son ordinateur, s’inscrit sur le jeu
de réalité alternative « Une épidémie à Paris » qui simule une épidémie
d’une maladie inconnue à Paris : à partir de demain, il portera un masque
au travail, désinfectera son clavier et sa souris et se lavera davantage
les mains. (*source * : elgamificator.com)
——————————
Dans un monde où les sollicitations sont de plus en plus nombreuses, la
gamification est décrite comme la voie royale vers l’engagement du client
et/ou du collaborateur. Mais la complexité de ce qui fait la vie,
émotions et intelligibilité sensible du monde, s’y réduit à un scoring,
n’offrant plus qu’une alternative binaire entre 0 et 1…
[image: -] Life 2.0 ?
Notes
[1 http://www.autrefutur.net/De-la-gamification-du-monde-pour#nh1] Voir
notamment « Les conditions de travail chez Google », France 2 le 6
septembre 2007, ina.fr.
[2 http://www.autrefutur.net/De-la-gamification-du-monde-pour#nh2 ]
Chercheur en philosophie au CNRS, Grégoire Chamayou vient de publier
Théorie du Drone (La Fabrique éditions), qui se veut la suite de son
précédent essai, les Chasses à l’homme.
[3 http://www.autrefutur.net/De-la-gamification-du-monde-pour#nh3 ] Voir :
http://www.liberation.fr/monde/2013…<http://www.liberation.fr/monde/2013/05/19/la-guerre-devient-un-teletravail-pour-employes-de-bureau_904153
[4 http://www.autrefutur.net/De-la-gamification-du-monde-pour#nh4 ] La
réalité augmentée désigne les systèmes informatiques qui rendent possible
la superposition d’un modèle virtuel 3D ou 2D à la perception que nous
avons naturellement de la réalité et ceci en temps réel.
[5 http://www.autrefutur.net/De-la-gamification-du-monde-pour#nh5 ] Cette
paire de lunettes est équipée d’une caméra intégrée, d’un micro, d’un pavé
tactile sur l’une des branches, de mini-écrans et d’un accès à internet par
Wi-Fi ou Bluetooth8. Elle permet d’accéder à la plupart des fonctionnalités
de Google : Google Agenda, reconnaissance vocale, Google+, horloge/alarme,
météo, messages (SMS, MMS, courrier électronique), appareil photo, GPS
(Google Maps), Google Latitude, etc.
source:http://www.autrefutur.net/De-la-gamification-du-monde-pour
http://www.autrefutur.net/De-la-gamification-du-monde-pour#forum