[Istanbul]Compte-rendu et analyse parcellaire de la situation

Compte-rendu et analyse parcellaire de la situation à Istanbul (16
juin) https://juralib.noblogs.org/2013/06/17/compte-rendu-et-analyse-parcellaire-de-la-situation-a-istanbul-16-juin/
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 Un camarade nous a fait parvenir à partir d’Istanbul ce texte

À choisir la manière forte, le pouvoir marche sur des œufs. Le mouvement
semblait s’essouffler quand la police a évacué avec une grande brutalité le parc Gezi hier soir samedi.  Le moment actuel est critique. Aujourd’hui,
Erdogan a fait un meeting fleuve devant des dizaines de milliers de ses
partisans, répétant que les manifestants étaient des terroristes. Des
manifestations pro-AKP commencent à se former, elles croisent les autres,
le risque de confrontation est grand. À l’heure où j’écris, les
affrontements continuent dans les quartiers autour de la place Taksim. Il
ne fait pas de doute que la violence de la répression alimente la poursuite
d’un mouvement qui est lui-même né en réaction à une répression brutale et
qui semblait avoir des difficultés à tracer des perspectives lui permettant
de s’étendre et de se renforcer.

Hier soir, après une évacuation au cours de laquelle la police a moins que
jamais fait dans la dentelle (les blessés se comptent par dizaines, alors
même que les occupants avaient un comportement plutôt pacifique), les
manifestants se sont dispersés dans le quartier, faisant face des heures
durant aux flics qui gazaient à tout-va. Parallèlement, des cortèges se
sont formés un peu partout dans la ville, bloquant des axes, scandant des
slogans, tapant dans des casseroles, cela jusque tard dans la nuit.
Aujourd’hui, les manifestants se confrontant avec la police formaient des
dizaines de groupes dans un périmètre assez large autour de la place Taksim.

En choisissant de mettre fin à l’occupation de la place lundi et à celle du
parc (qui jouxte la place) samedi, le pouvoir espère mettre fin à un
mouvement aux contours flous en lui retirant son lieu de regroupement. Mais
parallèlement il prend parallèlement le risque de voir les manifestations
se répandre géographiquement dans la ville – il prend le risque de la
saturation et de la généralisation des points de blocage.

Il n’est pas sûr que ce saut advienne. Le début de la semaine sera sans
doute décisif : soit face à la répression la confrontation s’étend et se
renforce, soit le mouvement s’éteint peu à peu. Désormais il ne pourra plus
stagner dans le parc comme il l’a fait les jours précédant l’attaque de
samedi.

Les quelques remarques qui suivent essayent donc de faire un bilan d’étape
alors que le mouvement est à un tournant ; elles découlent de l’observation
du mouvement autour du parc à Istanbul au cours de la semaine écoulée, cela
sans parler la langue et sans être familier du pays. Elles sont donc
nécessairement très parcellaires.

1. Depuis le début, la contestation mêle deux composantes, l’une organisée,
l’autre non : d’une part les organisations politiques, une mosaïque de
partis et de micro-partis, essentiellement gauchistes mais aussi
nationalistes voire fascisants ; de l’autre une frange de la population
stambouliote correspondant grosso modo à une jeunesse middle class laïque
et tournée vers l’Occident sans expérience politique (bien qu’une telle
catégorisation sociale est nécessairement très grossière et recouvre des
réalités mouvantes). Les orgas ont leur propre agenda pour tenter d’obtenir
des gains politiques à partir du mouvement, mais cet agenda est flou et le
contrôle qu’elles exercent sur le mouvement limité – cela y compris quant à
leurs propres troupes : il faut distinguer les appareils des militants de
base, souvent fortement impliqués par-delà les directives de la direction.

Depuis la première évacuation de mardi, les orgas avancent en ordre
dispersé, essayant pour certaines de se poser en interlocuteurs
respectables du mouvement, négociant de ci de là, annonçant la fin de leur
présence dans l’occupation du parc ; mais il apparait donc que le pouvoir
se sent parallèlement suffisamment fort pour continuer à envoyer les flics
gérer la situation sans tenir compte plus que ça des volontés de médiation.
De fait, il sait que l’AKP conserve une base sociale forte et l’heure
semble venue de mobiliser celle-ci.

C’est essentiellement sur la base de cette polarisation et du mépris
affiché par le pouvoir pour les manifestants (malgré des concessions
limitées et surtout accordées avec un dédain non dissimulé par Erdogan : il
a concédé l’organisation d’un référendum à Istanbul sur la transformation
du parc) que le mouvement s’est construit. Cette polarisation, devant les
discours martiaux du premier ministre et l’usage clairement disproportionné
et peu démocratique de la violence policière, risque maintenant de se
renforcer.

2. Par-delà le point de fixation que constituent (constituaient ?) le parc
Gezi et la place Taksim, on ressent bien dans une partie de la ville une
ambiance particulière. Les murs sont couverts de slogans un peu partout,
les concerts de casseroles à heures fixes continuent, samedi soir on
circulait à pied sur des voies rapides éloignées du centre-ville.

Les revendications sont multiples, floues et inessentielles. Comme dans
tout mouvement d’ampleur, la joie de l’émergence d’une force collective,
par-delà la violence de la répression, est palpable et constitue la
dynamique centrale de la lutte. « Contre le fascisme, tenons-nous épaule
contre épaule », scandent les manifestants. Ils ont pris goût aux gaz, au
jeu du chat et de la souris avec la police et affichent une grande unité
dans les moments de confrontation : ils s’entraident ; il n’y a aucune
confrontation entre ceux qui affrontent directement la police et les autres
; les masques et les lunettes de plongée sont un signe de reconnaissance
partagé par des milliers de personnes ; et puis depuis deux semaines les
gens ont appris à faire front : il y a une certaine intelligence dans la
manière de réagir face aux gazages et aux charges. Mardi dernier, on voyait
des grands-mères distribuer des pierres pour les lancer sur les flics et
d’autres montrer comment jeter les grenades lacrymos dans des bacs d’eau
pour les neutraliser ; on voyait des vieux avec des masques à gaz aider à
monter d’impresionantes barricades. On voyait des jeunes circulant juchés
sur des engins de chantiers acclamés par la foule. On voyait aussi toutes
sortes de gens se balader entre les gaz et les barricades sans aucune
panique, et hier soir, alors que le quartier autour de la place Taksim
était submergé par les gaz, la vie continuait dans une ambiance
particulière : les bars et les échoppes restaient ouverts, on entendait de
la musique un peu partout, et les gaz semblaient participer d’une fête de
quartier.

La brèche ouverte dans le quotidien, les joies de la foule où chacun
devient un camarade, la parole qui circule entre les gens, etc. : il ne
fait aucun doute que l’on assiste là à un grand moment de communion
populaire… pourtant assez clairement circonscrit. Car il contient aussi
l’autolimitation d’un mouvement qui jusqu’ici n’a guère débordé – on saura
dans les jours à venir si un tel processus est finalement en cours.

3. Cela semble essentiellement lié sa composition de classe spécifique. La
Turquie a été relativement épargnée par la crise. La jeunesse de la classe
moyenne qui constitue le noyau du mouvement ne manifeste pas parce qu’elle
sent son avenir économique menacé, mais bien parce qu’elle se sent menacé
dans son mode de vie par les projets agressifs du gouvernement «
islamo-conservateur » : limitations sur la consommation d’alcool, volonté
de réappropriation du centre-ville d’Istanbul pour lui restituer son
caractère « ottoman » mâtiné de marchandisation agressive de l’espace
public. Cela dans un contexte marqué depuis deux ans par une sorte de
durcissement islamiste, avec par exemple des menaces sur le droit à
l’avortement et aussi une forte personnalisation du pouvoir d’Erdogan qui a
tendance à se comporter en « dictateur » (ce qui n’est pas sans entraîner
des tensions au sein de son propre parti, qui se manifestent actuellement
en souterrain dans la gestion de la crise – un rapport de force au sein du
pouvoir est aussi en cours). C’est bien une sorte de lutte sur le terrain
de l’hégémonie qui est en jeu, opposant deux classes dominantes : celle
liée à l’État kémaliste, tournée vers l’Europe, et celle liée à l’AKP,
conservatrice et pieuse, qui s’est attachée une part importante des classes
populaires jusque là marginalisées. Cela n’est pas anodin si les
manifestants pro et anti pouvoir arborent l’un comme l’autre le même
symbole, à savoir le drapeau turc. Il y a là une forte polarisation autour
de l’identité nationale.

4. Mais par delà de la question du « mouvement pour le mouvement », de ce
qui se joue en terme de rupture de la quotidienneté et de réappropriation
de la ville, les tensions au sein du mouvement ont été au cours des deux
dernières semaines multiples et latentes – et leur non-éclatement est à la
fois la force (l’unité « spontanéiste ») et la faiblesse du mouvement
(l’autolimitation).

Par exemple, sur la question de la violence. À la fois il est admis qu’il
est normal de résister face à la police ; à la fois le déroulé des
opérations est parfois surprenant. Mardi dernier, flics et manifestants
étaient face à face de manière statique derrière les barricades, et partout
autour, d’autres flics stationnaient par petits groupes, certains même
faisant la sieste, alors qu’autour d’eux d’autres manifestants circulaient
avec leurs masques à gaz. De manière générale les pratiques offensives à
l’égard de la police sont actuellement limites. L’affrontement demeure
défensif : il s’agit de continuer à occuper l’espace.

Il n’y a pas non plus vraiment d’actes de vandalisme. Les manifestants ont
donc le soutien des commerçants du quartier autour de la place Taksim,
eux-mêmes touchés par le processus d’ottomanisation du quartier (on
s’attaque par exemple aux terrasses des bars). Savoir que quand on se fait
gazer on peut se réfugier dans les échoppes et les hôtels, cela donne une
force réelle aux manifestants. Mais enfin, il s’agit là d’un quartier
plutôt huppé, qui par bien des aspects ressemble au Quartier latin à Paris.
Et rares sont les manifestants issus du quartier voisin de Tarlabasi,
quartier pauvre, kurde, gitan et menacé de gentrification présents sur la
place, cela alors même que les gaz se répandent dans leurs rues. Ce n’est
pas là leur lutte.

5. Pour autant, on ne peut réduire le mouvement à sa composante de jeunesse
middle-class  occidentalisée ; et de fait il y a là une frange que l’on
pourrait qualifier d’émeutière, qui relève paradoxalement de la frange
organisée du mouvement. Organisée, ou au moins expérimentée dans
l’affrontement avec la police. Ce sont eux qui ont défendu les barricades
qui protégeaient l’accès à la place jusqu’à mardi dernier ; ce sont eux qui
ont été les plus conséquents dans les affrontements avec la police ; ce
sont eux aussi qui sont ciblés par la répression.

Cette nébuleuse mêle les militants des organisations d’extrême gauche
turques et kurdes et les ultras (essentiellement les çarsi de Besiktas,
marqués « à gauche » et officiellement anarchistes). L’extrême-gauche a une
longue histoire en Turquie, faite d’affrontements souvent violents avec la
police et de répression ciblée. Elle a aussi une certaine assise sociale et
des liens avec les syndicats et les organisations kurdes, elles-mêmes
fortement imprégnées de marxisme-léninisme. La place Taksim a toujours été
un lieu symbolique pour les manifestations de la « gauche » en général, et
le réaménagement de la place vise aussi à empêcher ces manifestations (son
accès a été fermé pour le premier mai de cette année).

Pour la première fois, leurs pratiques se sont inscrites dans un mouvement
les dépassant. La rencontre est étrange et quasi-surréaliste. Les portraits
d’Attatürk (présents en masse) cohabitent pacifiquement avec ceux d’Öcalan
; les Loups gris (fascistes) se retrouvent à côté de la nébuleuse
marxiste-léniniste, et il a été décidé de ne pas les virer. L’unanimisme
comme la mystique de la « rencontre » véhiculent en ce sens un malaise
certain, d’autant que l’absence d’assemblée empêche l’expression des
antagonismes au sein de la lutte.

Au passage, ce mouvement semble aussi véhiculer une certaine autonomisation
des jeunes au sein d’organisations par ailleurs fortement hiérarchisées
(cela même chez les anarchistes « organisés » – pour les autres, il s’agit
essentiellement d’une identité politique un peu folklorique). C’est
particulièrement palpable chez les Kurdes : la direction du PKK (et la
branche officielle, le parti BDP) est demeurée fortement réticente à
rejoindre le mouvement, à un moment où des négociations poussées entre le
gouvernement et le PKK sont en cours ; cela n’a pas empêché nombre de
jeunes militants à participer activement aux affrontements.

6. Derrière la façade du drapeau turc arboré par ceux qui descendent dans
la rue pour la première fois pour défendre leur « mode de vie », un certain
refoulé est donc à l’œuvre. En qualifiant les manifestants de « vandales »
et de « terroristes », le pouvoir a soudé contre lui la foule des classes
moyennes occidentalisées, qui se sont sentis insultées et qui mettent en
avant qu’elles sont tout le contraire, portraits d’Attatürk à l’appui.
Pourtant le mouvement ouvre aussi certaines plaies de l’histoire de la
Turquie moderne, faite de l’écrasement des vandales et des terroristes.

La chose ne prend certes pas la forme d’une explosion sociale : beaucoup de
quartiers populaires (en particulier les nouveaux quartiers de la ville)
constituent même des soutiens importants du pouvoir actuel. De fait, la
manifestation de la question sociale au sein du mouvement, et en général
dans les luttes en Turquie, semble difficilement pouvoir prendre une
expression autre que politique et identitaire. La jeunesse kurde
désaffiliée quand elle se révolte arbore le drapeau du PKK ; les quartiers
où se manifeste une forte résistance face à l’État sont ceux tenus par les
organisations gauchistes (dans l’un d’entre eux, Gazi, situé à la
périphérie de la métropole, il y a des affrontements réguliers avec la
police depuis deux semaines).

Le caractère essentiellement démocratique de l’État où se déroule le
mouvement ne fait guère de doute – en ce sens il n’y a guère de comparaison
possible avec les formes des luttes au sein des révoltes arabes. Mais cela
doit pourtant être nuancé, d’une part par la stratégie de confrontation
adoptée par le pouvoir, d’autre part par cette construction spécifique de
l’État- turc et à l’absorption massive  de la question sociale par la
question nationale.

DNDF http://dndf.org/, 16 juin 2013

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