Du prolétaire à l’individu http://lecridudodo.noblogs.org/post/2013/05/11/du-proletaire-lindividu/
[Ce texte, écrit en 2005, est extrait de l’essai « The network of
domination » (soit « le réseau de la domination« ) écrit par Wolfi
Landstreicher, et qui est une contribution à la revue anarchiste
insurrectionnaliste américaine « Wilful Desobedience« . Nous traduisons et
publions ce texte pour sa critique de l’ouvriérisme et du travaillisme,
leurs origines -ainsi que les idéologies qui tentent de les ressusciter-,
l’image d’Epinal de l’ouvrier et sa conception centraliste de la classe
ouvrière industrielle […]
Car cette conception, en plus de relever d’une analyse de classe biaisée et
partiale, et d’être obsolète, ne rend absolument plus compte de la réalité
et de la diversité de ce qu’on peut encore aujourd’hui appeler le
prolétariat, en basant un projet unifié sur une identité sociale de classe
fantasmée. Une classe d’exploitéEs dont la composition et les conditions
sont plus que jamais fractionnées et complexes – mais qui est bien réelle,
et dont ce texte aborde aussi les contours]
Du prolétaire à l’individu Pour une interprétation
anarchiste de la classe
Les relations sociales de classe et d’exploitation ne sont pas chose aisée.
Les conceptions ouvriéristes, basées sur l’idée d’une classe objectivement
révolutionnaire qui est définie par les termes de sa relation au mode de
production, ignorent la masse de celles et ceux partout dans le monde dont
les vies sont volées par l’ordre social existant mais qui ne trouvent pas
de place dans le procès de production. Ainsi, ces conceptions en arrivent
à présenter une interprétation biaisée et simpliste de l’exploitation et de
la transformation révolutionnaire. Afin d’envisager une lutte
révolutionnaire contre l’exploitation, nous devons développer une
interprétation de la classe telle qu’elle existe aujourd’hui dans le monde
sans rechercher aucune garantie.
Dans ce qu’elle a de plus fondamentale, la société de classes en est une
dans la mesure où il y a des dirigeants et des dirigéEs, des exploiteurs et
des exploitéEs. Un tel ordre social ne peut émerger que lorsque les gens
perdent leur capacité à déterminer les conditions de leur propre existence.
Ainsi, la qualité essentielle partagée par les exploitéEs est leur
dépossession, la perte de leur capacité à prendre des décisions de base
concernant leurs propres vies et à les appliquer.
La classe dominante se définit dans les termes de son propre projet
d’accumulation de pouvoirs et de richesses. Même si il existe évidemment
des conflits significatifs au sein de la classe dominante en termes
d’intérêts spécifiques et de compétition réelle pour le contrôle des
ressources et du territoire, ce projet global de domination vise au
contrôle du pouvoir et de la richesse sociales, et ainsi de la vie et des
relations de tout être vivant, fournissant ainsi à cette classe un projet
positif unifié.
La classe exploitée n’a aucun projet positif qui la définisse. Elle est
bien plutôt définie dans les termes de ce qui lui est fait, et de ce qui
lui est pris. DéracinéEs des chemins de la vie qu’ils et elles ont connuEs
et crées avec leurs semblables, la seule communauté qui est laissée à cette
population, qui constitue cette classe hétérogène est celle que lui fournit
le Capital et l’Etat – la communauté du travail et de l’échange de
marchandises décorée par quelque constructions idéologiques
sous-culturelle, raciale, ethnique, religieuse, nationaliste – via
lesquelles l’ordre dominant créent les identités au sein desquelles il
canalise l’individualité et la révolte. Le concept d’une identité
prolétarienne positive, d’un projet prolétarien positif, unifié et
singulier n’ont aucune base dans la réalité matérielle puisque ce qui
définit la situation de prolétaire est précisément que sa vie lui a été
volée, et qu’elle a été transformée en un rouage dans les projets de ses
maitres.
La conception ouvriériste du projet prolétarien trouve ses origines dans
les théories révolutionnaires d’Europe et des Etats-unis (particulièrement
certaines théories marxistes et syndicalistes). A la fin du 19e siècle,
aussi bien l’Europe que l’est des Etats Unis ont pleinement suivi le chemin
de l’industrialisation. L’idéologie dominante du progrès associait alors
développement technologique et libération sociale. Cette idéologie se
manifesta dans la théorie révolutionnaire dans l’idée que la classe
ouvrière industrielle était objectivement révolutionnaire parce qu’elle
était en position de s’emparer des moyens de productions développés dans le
capitalisme (qui en tant que produits du progrès, étaient présentés comme
émancipateurs en soi) et les détourner au service de la communauté humaine.
En ignorant la majeure partie du monde (ainsi qu’une partie significative
des exploitéEs dans les zones « développées »), les théoriciens
révolutionnaires ont ainsi pu inventer un projet positif pour le
prolétariat, une mission historique objective. Le fait qu’elle se soit
fondée sur l’idéologie bourgeoise du progrès a été complètement occulte. À
mon avis, les luddites étaient beaucoup clairvoyants, reconnaissant que
l’industrialisation était un autre des outils des maîtres pour les
déposséder. Avec raison, les luddites ont attaqués les machines de
production de masse.
Le processus de dépossession a depuis longtemps été achevé en occident
(même si bien sûr il s’agit d’un processus qui se reproduit à tout moment,
même ici), mais il est dans la plupart des pays du Sud, dans le reste
monde, encore à ses balbutiements. Depuis le début du processus en occident
cependant, il y a eu des changements importants dans le fonctionnement de
l’appareil productif. La position d’ouvrierEs qualifiéEs d’usines a en
grande partie disparu, et voici ce qu’on réclame d’unE travailleur-euse
aujourd’hui : de la flexibilité, la capacité d’adaptation, en d’autres
termes, la capacité d’être un rouage interchangeable dans la machine du
Capital. En outre, les usines ont tendance à requérir beaucoup moins de
travailleur-euse-s pour prendre en charge le processus productif, à la fois
en raison de l’évolution de la technologie et des techniques de gestion (ou
de managment) qui ont permis un processus de production plus décentralisé
et parce que de plus en plus, le type de travail nécessaire dans les usines
consiste en grande partie en un simple travail de surveillance et de
maintiens des machines (ou appareils productifs – ndt).
Sur le plan pratique, cela signifie que nous sommes tous, toutes, en tant
qu’individu-e-s, des consommables dans le processus de production, car nous
sommes touTEs remplaçables – le bel égalitarisme capitaliste dans lequel
tout le monde est égal à zéro. En occident, ceci a eu pour effet de pousser
un nombre croissant de ceux et celles qui sont exploitéEs dans de plus en
plus d’emplois précaires : travail journalier, travail temporaire, emplois
dans le secteur des services, le chômage chronique, le marché noir et les
autres formes d’illégalité, l’itinérance et la prison. La stabilité de
l’emploi avec sa garantie d’une certaine stabilité dans *sa vie* -même si
« sa vie » n’est pas vraiment « la sienne »- a cédé la place à un manque de
garanties tel que les illusions fournies par un consumérisme modérément
confortable ne peuvent plus cacher bien longtemps le fait que la vie sous
le capitalisme est toujours vécue au seuil de la catastrophe.
Dans le tiers monde, les gens qui ont été capables de parvenir à se créer
des moyens d’existence, souvent si difficilement, voient leurs terres et
leurs autres moyens d’y parvenir se dérober sous leurs pieds à mesure que
les machines du Capital envahissent littéralement leurs maisons et rongent
toutes possibilités de continuer à vivre directement de leur propre
activité. ArrachéEs à leurs vies et à leurs terres, ils sont obligés de se
déplacer vers les villes où il y a peu d’emplois qui les attendent. Les
bidonvilles se développent autour des villes, souvent avec des populations
supérieures à la ville proprement dite. Sans aucune possibilité d’emploi
stable, les habitantEs de ces bidonvilles sont contraintEs à former une
économie parallèle de marché noir pour survivre, mais cela sert aussi
toujours les intérêts du capital. D’autres, en désespoir de cause,
choisissent l’immigration, risquant l’emprisonnement dans des camps de
réfugiéEs et des centres pour étrangerEs en situation irrégulière dans
l’espoir d’améliorer leur condition.
Donc la dépossession, la précarité et la flexibilité (le fait d’être
jetable) sont de plus en plus les traits communs de ceux et celles qui
composent les classes exploitées dans le monde entier. Si, d’une part, cela
signifie que cette *civilisation* crée en son sein une classe de
barbares qui n’ont vraiment rien à perdre en la renversant (et pas de
la manière imaginée par les anciens idéologues opéraïstes), d’autre part, ces traits
en eux-mêmes ne fournissent pas une base pour un projet positif de
transformation de la vie. La rage provoquée par les conditions misérables
d’existence que cette société impose peut facilement être canalisée dans
des projets qui servent l’ordre régnant ou au moins l’intérêt spécifique de
l’un ou l’autre des dirigeants. Les exemples de situations durant les
dernières décennies au cours desquelles la rage des exploités a été
détournée pour alimenter des projets nationalistes, racistes ou religieux
qui ne servent qu’à renforcer la domination, sont trop nombreux pour qu’on
puisse les compter. La possibilité de la fin de l’ordre social actuel est
plus grande désormais qu’elle l’a jamais été, mais la foi en son
inéluctabilité ne peut plus faire semblant d’avoir une base objective.
Mais pour vraiment comprendre le projet révolutionnaire et commencer
projeter de trouver comment le réaliser (et élaborer une analyse de la
manière dont la classe dirigeante parvient à détourner la colère de celles
et ceux qu’elle exploite pour ses propres fins), il est nécessaire se
rendre compte que l’exploitation ne se contente pas de se produire en
fonction de la production capitaliste, mais aussi en termes de reproduction
des rapports sociaux. Quelle que soit la position de n’importe quel
prolétaire particulier dans l’appareil productif, il est dans l’intérêt de
la classe dirigeante que tout le monde ait un rôle, une identité sociale,
qui sert à la reproduction des rapports sociaux. Race, sexe, origine
« ethnique », religion, orientation sexuelle, sous-culture – toutes ces
choses peuvent, en effet, tenir compte de différences très réelles et
importantes, mais toutes sont des constructions sociales pour canaliser ces
différences dans des rôles utiles pour le maintien de l’ordre social
existant. Dans les zones les plus avancés de la société actuelle où le
marché définit la plupart des relations, les identités en viennent
principalement à être définies en les termes des marchandises qui les
symbolisent, et l’interchangeabilité devient à l’ordre du jour dans la
reproduction sociale, comme elle l’était déjà dans la production économique
. Et c’est précisément parce que l’identité est une construction sociale et
de plus en plus un produit vendable qu’elle doit être traitée avec sérieux
par les révolutionnaires, a analyser avec soin dans sa complexité, dans le
but précis de se déplacer au-delà de ces catégories, au point que nos
différences (y compris ceux que cette société pourrait définir en termes de
race, de sexe, d’ethnie, etc…) sont le reflet de chacunE de nous comme
individus singuliers.
Parce qu’il n’y a pas de projet commun positif à trouver dans notre
condition de prolétaires – comme exploitéEs et dépossédéEs – notre projet
doit être la lutte pour détruire notre condition prolétarienne, pour mettre
un terme à notre dépossession. L’essence de ce que nous avons perdu n’est
pas le contrôle des moyens de production ou de la richesse matérielle, ce
sont nos vies elles-mêmes, notre capacité à créer notre existence en
fonction de nos propres besoins et désirs. Ainsi, notre combat trouve son
terrain partout, en tout temps. Notre but est de détruire tout ce qui
maintient la séparation entre notre vie et nous : le capital, l’Etat, le
complexe technologique industriel et post-industriel, le travail, le
sacrifice, l’idéologie, toute organisation qui tente d’usurper notre lutte,
bref, tous les systèmes de contrôle.
Dans le processus même qui consiste mener à bien cette lutte, de la seule
façon que nous pouvons le réaliser, – c’est-à-dire en dehors et contre
toute formalité et institutionnalisation – nous commençons à développer de
nouveaux modes de relations basées sur l’auto-organisation, une communauté
basée sur les différences uniques qui définissent chacunE de nous comme des
individuEs dont la liberté se développe avec la liberté de l’autre. Et
c’est là que commence la révolte contre notre condition prolétarienne, là
où nous trouvons ce projet positif commun qui est différent pour chacunE de
nous : la lutte collective pour la réalisation individuelle.
Wolfi Landstreicher , in “the network of domination”
Source : The Anarchist Library
http://theanarchistlibrary.org/library/wolfi-landstreicher-the-network-of-domination#toc4