[Hakim Bey]Qu’est-ce que l’anarchisme?

http://flegmatique.net/2013/04/27/quest-ce-que-lanarchisme/

Une réponse qui en vaut la peine: celle de Hakim
Bey http://en.wikipedia.org/wiki/Peter_Lamborn_Wilson,
auteur de la célébrissime Zone d’autonomie
temporaire http://www.lyber-eclat.net/lyber/taz.html
.
picnic

Le Prophète Mahomet a dit que tous ceux qui vous saluent par «Salam!»
(paix) doivent être considérés comme musulmans. De la même manière, tous
ceux qui s’appellent eux-mêmes «anarchistes» doivent être considérés comme
des anarchistes (à moins qu’ils ne soient des espions de la police) –
c’est-à-dire, qu’ils désirent l’abolition du gouvernement. Pour les soufis,
la question «Qu’est-ce qu’un musulman?» n’a absolument aucun intérêt. Ils
demandent, au contraire, «Qui est ce musulman? Un dogmatique ignorant? Un
coupeur de cheveux en quatre? Un hypocrite? Ou bien est-ce celui qui tend à
expérimenter la connaissance, l’amour et la volonté comme un tout
harmonieux?»

«Qu’est-ce qu’un anarchiste?» n’est pas la bonne question. La bonne
question c’est: «Qui est cet anarchiste? Un dogmatique ignorant? Un coupeur
de cheveux en quatre? Un hypocrite? Celui-là qui proclame avoir abattu
toutes les idoles, mais qui en vérité n’a fait qu’ériger un nouveau temple
pour des fantômes et des abstractions? Est-ce celui qui essaye de vivre
dans l’esprit de l’anarchie, de ne pas être dirigé / de ne pas diriger – ou
bien est-ce celui qui ne fait qu’utiliser la rébellion théorique comme
excuse à son inconscience, à son ressentiment et à sa misère?»

Les querelles théologiques mesquines des sectes anarchistes sont devenues
excessivement ennuyeuses. Au lieu de demander des définitions (des
idéologies), posez la question: «Qu’est-ce que tu sais?», «quels sont tes
véritables désirs?», «que vas-tu faire à présent?» et, comme Diaghilev le
dit au jeune Cocteau: «Étonne-moi!»

Qu’est-ce que le gouvernement?

Le gouvernement peut être décrit comme une relation structurée entre les
êtres humains par laquelle le pouvoir est réparti inégalement, de telle
manière que la vie créatrice de quelques-uns est réduite pour
l’accroissement de celle des autres. Ainsi, le gouvernement agit dans
toutes les relations dans lesquelles les intervenants ne sont pas
considérés comme des partenaires à part entière agissant dans une dynamique
de réciprocité. On peut ainsi voir à l’œuvre le gouvernement dans des
cellules sociales aussi petites que la famille ou «informelles» comme les
réunions de voisinage – là où le gouvernement ne pourra jamais toucher des
organisations bien plus grandes comme les foules en émeute ou les
rassemblements de passionnés par leur hobby, les réunions de quaker ou de
soviets libres, les banqueteurs ou les œuvres de charité.

Les relations humaines qui s’engagent sur un tel partenariat peuvent, au
travers d’un processus d’institutionnalisation, sombrer dans le
gouvernement – une histoire d’amour peut évoluer en mariage, cette petite
tyrannie de l’avarice de l’amour ; ou bien encore une communauté spontanée,
fondée librement afin de rendre possible une certaine manière de vivre
désirée par tous ses membres, peut se retrouver dans une situation où elle
doit gouverner et exercer une coercition à l’encontre de ses propres
enfants, au travers de règles morales mesquines et des reliquats d’idéaux
autrefois glorieux.

Ainsi, la tâche de l’anarchie n’est jamais destinée à perdurer qu’à court
terme. Partout et toujours les relations humaines seront concrétisées par
des institutions et dégénéreront en gouvernements. Peut-être que l’on
pourrait soutenir que tout cela est «naturel»… Mais quoi? Son opposé est
tout aussi «naturel». Et s’il ne l’était pas, alors on pourrait toujours
choisir le «non-naturel», l’impossible.

Cependant, nous savons que les relations libres (non gouvernées) sont
parfaitement possibles, car nous en faisons l’expérience assez souvent – et
plus encore lorsque nous luttons pour les créer. L’anarchiste choisit la
tâche (l’art, la jouissance) de maximiser les conditions sociales afin de
provoquer l’émergence de telles relations. Puisque c’est ce que nous
désirons, c’est ce que nous faisons.

Et les criminels ?

Les considérations ci-dessus peuvent être comprises comme impliquant une
forme d’«éthique», une définition mutable de la justice dans un contexte
existentiel et situationniste. Les anarchistes ne devraient probablement
considérer comme «criminels» que ceux qui contrarient délibérément la
réalisation des relations libres. Dans une société hypothétique sans
prison, seuls ceux que l’on ne peut dissuader de telles actions pourront
être livrés à la «justice populaire» ou même à la vengeance.

Aujourd’hui, cependant, nous ferions bien de réaliser que notre propre
détermination à créer de telles relations, même de manière imparfaite et
utopique, nous placera inévitablement dans une position de « criminalité »
vis-à-vis de l’État, du système légal et probablement de la «loi non
écrite» du préjugé populaire. Depuis longtemps être un martyr
révolutionnaire est passé de mode – le but présent est de créer autant de
liberté que possible sans se faire attraper.

Comment fonctionne une société anarchiste ?

Une société anarchiste œuvre, partout où deux ou plusieurs personnes
luttent ensemble, dans une organisation de partenariat original, afin de
satisfaire des désirs communs (ou complémentaires). Aucun gouvernement
n’est nécessaire pour structurer un groupe de potes, un dîner, un marché
noir, un tong (ou une société secrète d’aide mutuelle), un réseau de mail
ou un forum, une relation amoureuse, un mouvement social spontané (comme
l’écosabotage ou l’activisme anti-SIDA), un groupe artistique, une commune,
une assemblée païenne, un club, une plage nudiste, une Zone Autonome
Temporaire. La clé, comme l’aurait dit Fourier, c’est la Passion – ou, pour
utiliser un mot plus moderne, le désir.

Comment pouvons-nous y parvenir? En d’autres termes, comment maximiser la
potentialité que de telles relations spontanées puissent émerger du corps
putrescent d’une société asphyxiée par la gouvernance? Comment pouvons-nous
desserrer les rênes de la passion afin de recréer le monde chaque jour dans
une liberté originelle du «libre esprit» et d’un partage des désirs? Une
question à deux balles – et qui ne vaut réellement pas beaucoup plus
puisque la seule réponse possible ne relève que de la science-fiction.

Très bien. Mon sens de la stratégie tend vers un rejet des vestiges des
tactiques de l’ancienne «Nouvelle Gauche» comme la démo, la performance
médiatique, la protestation, la pétition, la résistance non-violente ou le
terrorisme aventurier. Ce complexe stratégique a été depuis longtemps
récupéré et marchandisé par le Spectacle (si vous me permettez un excès de
jargon situationniste).

Deux autres domaines stratégiques, assez différents, semblent bien plus
intéressants et prometteurs. Le premier est le processus résumé par John
Zerzan dans *Elements of Refusal* – c’est-à-dire, le refus de mécanismes de
contrôle étendus et largement apolitiques inhérents aux institutions comme
le travail, l’éducation, la consommation, la politique électorale, les
«valeurs familiales», etc. Les anarchistes pourraient tourner leur
attention vers des manières d’intensifier et de diriger ces « éléments ».
Une telle action pourrait bien tomber dans la catégorie traditionnelle de
l’«agitprop», mais éviterait la tendance «gauchiste» à institutionnaliser
ou «fétichiser» les programmes d’une élite ou avant-garde révolutionnaire
autoproclamée.

L’action dans le domaine des «éléments du refus» est négative, «nihiliste»
même, tandis que le second secteur se concentre sur les émergences
positives d’organisations spontanées capables de fournir une réelle
alternative aux institutions du Contrôle. Ainsi, les actions
insurrectionnelles du «refus» sont complétées et accrues par une
prolifération et une concaténation des relations du «partenariat original».
En un sens, c’est là une version mise à jour de la vieille stratégie wobbly
d’agitation en vue d’une grève générale tout en bâtissant simultanément une
nouvelle société sur les décombres de l’ancienne au travers de
l’organisation des syndicats. La différence, selon moi, c’est que la lutte
doit être élargie au-delà du «problème du travail» afin d’inclure tout le
panorama de la «vie de tous les jours» (dans le sens de Debord).

J’ai essayé de faire des propositions bien plus spécifiques dans mon essai
Zone Autonome Temporaire (Autonomedia, NY, 1991) ; donc, je me restreindrai
ici à mentionner mon idée que le but d’une telle action ne peut être
désigné proprement sous le vocable de «révolution» — tout comme la grève
générale, par exemple, n’était pas une tactique «révolutionnaire», mais
plutôt une «violence sociale» (ainsi que Sorel l’a expliqué). La révolution
s’est trahie elle-même en devenant une marchandise supplémentaire, un
cataclysme sanglant, un tour de plus dans la machinerie du Contrôle – ce
n’est pas ce que nous désirons, nous préférons laisser une chance à
l’anarchie de briller.

L’anarchie est-elle la Fin de l’Histoire ?

Si le devenir de l’anarchie n’est jamais «accompli» alors la réponse est
non – sauf dans le cas spécial de l’Histoire définie comme
auto-valorisation privilégiée des institutions et gouvernements. Mais,
l’histoire dans ce sens est déjà probablement morte, a déjà «disparu» dans
le Spectacle, ou dans l’obscénité de la Simulation. Tout comme l’anarchie
implique une forme de «paléolithisme psychique», elle tend
traditionnellement vers un état post-historique qui refléterait celui de la
préhistoire. Si les théoriciens français ont raison, nous sommes déjà
entrés dans un tel état. L’histoire comme l’histoire (dans le sens de
récit) continuera, car il se pourrait que les humains puissent être définis
comme des animaux racontant des histoires. Mais l’Histoire, en tant que
récit officiel du Contrôle, a perdu son monopole sur le discours. Cela
devrait, sans aucun doute, travailler à notre avantage.

Comment l’anarchie perçoit-elle la technologie ?

Si l’anarchie est une forme de « paléolithisme », cela ne signifie
nullement que nous devrions retourner à l’Âge de la pierre. Nous sommes
intéressés par un retour au Paléolithique et non en lui. Sur ce point, je
crois que je suis en désaccord avec Zerzan et le Fifth Estate [3] ainsi
qu’avec les futuro-libertariens de CaliforniaLand. Ou plutôt, je suis
d’accord avec eux tous, je suis à la fois un luddite et un cyberpunk, donc
inacceptable pour les deux partis.

Ma croyance (et non ma connaissance) est qu’une société qui aurait commencé
à approcher une anarchie générale traiterait la technologie sur la base de
la passion, c’est-à-dire, du désir et du plaisir. La technologie de
l’aliénation échouerait à survivre à de telles conditions, alors que la
technologie de l’amélioration survivrait probablement. La sauvagerie,
cependant, jouerait aussi nécessairement un rôle majeur dans un tel monde,
car la sauvagerie est le plaisir. Une société basée sur le plaisir ne
permettra jamais à la techné d’interférer avec les plaisirs de la nature.

S’il est vrai que toute techné est une forme de médiation, il en va de même
de toute culture. Nous ne rejetons pas la médiation per se (après tout,
tous nos sens sont une médiation entre le «monde» et le «cerveau»), mais
plutôt la tragique distorsion de la médiation en aliénation. Si le langage
lui-même est une forme de médiation alors nous pouvons « purifier le
langage de la tribu » ; ce n’est pas la poésie que nous haïssons, mais le
langage en tant que contrôle.

Pourquoi l’anarchie n’a-t-elle pas marché auparavant ?

Qu’est-ce que vous voulez dire par là ? Elle a marché des milliers, des
millions de fois. Elle a fonctionné durant 90 % de l’existence humaine, le
vieil Âge de la pierre. Elle marche dans les tribus de chasseurs/cueilleurs
encore aujourd’hui. Elle marche dans toutes les « relations libres » dont
nous avons parlé auparavant. Elle marche chaque fois que vous invitez
quelques amis pour un piquenique. Elle a « marché » même dans les «
soulèvements ratés » des soviets de Munich ou de Shanghai, de Baja
California en 1911, de Fiume en 1919, de Kronstadt en 1912, de Paris en
1968. Elle a marché pour la Commune, les enclaves de Maroons, les utopies
pirates. Elle a marché dans les premiers temps du Rhodes Island et de la
Pennsylvanie, à Paris en 1870, en Ukraine, en Catalogne et en Aragon.

Le soi-disant futur de l’anarchie est un jugement porté précisément par
cette sorte d’Histoire que nous croyons défunte. Il est vrai que peu de ces
expériences (sauf pour la préhistoire et les tribus primitives) ont duré
longtemps – mais cela ne veut rien dire quant à la valeur de la nature de
l’expérience, des individus et des groupes qui vécurent de telles périodes
de liberté. Vous pouvez peut-être vous souvenir d’un bref, mais intense
amour, un de ces moments qui aujourd’hui encore donne une certaine
signification à toute votre vie, avant et après – un « pic d’expérience ».
L’Histoire est aveugle à cette portion du spectre, du monde de la « vie de
tous les jours » qui peut aussi devenir à l’occasion la scène de l’«
irruption du Merveilleux ». Chaque fois que cela arrive, c’est un triomphe
de l’anarchie. Imaginez alors (et c’est la sorte d’histoire que je préfère)
l’aventure d’une importante Zone Autonome Temporaire durant six semaines ou
même deux ans, le sens commun de l’illumination, la camaraderie, l’euphorie
– le sens individuel de puissance, de destinée, de créativité. Aucun de
ceux qui ont jamais expérimenté quelque chose de ce genre ne peut admettre,
un seul moment, que le danger du risque et de l’échec pourrait
contrebalancer la pure gloire de ces brefs moments d’élévation.

Dépassons le mythe de l’échec et nous sentirons, comme la douce brise qui
annonce la pluie dans le désert, la certitude intime du succès. Connaître,
désirer, agir – en un sens nous ne pouvons désirer ce que nous ne
connaissons déjà. Mais nous avons connu le succès de l’anarchie pendant un
long moment maintenant – par fragments, peut-être, par flashes, mais réel,
aussi réel que la mousson, aussi réel que la passion. Si ce n’était pas le
cas, comment pourrions-nous la désirer et agir peu ou prou à sa victoire?

(Pour d’autres traductions de Hakim Bey, rendez-vous sur
Kasophorus http://www.kaosphorus.net/.)

A propos mediatours

Blog d'informations sur la ville de Tours et ses environs
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