Quand j’aurai des dents, un film de A. Delaval. (10 min)
Comme religion de la modernité, / »le capitalisme est peut-être le seul cas d’un culte non expiatoire mais culpabilisant… » (W. Benjamin)
L’impossibilité de l’usage trouve son lieu d’élection dans le Musée. La
muséification du monde est aujourd’hui achevée. L’une après l’autre,
progressivement, les puissances spirituelles qui définissaient l’existence des
hommes – l’art, la religion, la philosophie, l’idée de nature et jusqu’à la
politique – se sont retirées docilement dans le Musée. Ce terme ne désigne pas ici
un lieu ou un espace physiquement déterminé, mais la dimension séparée où est
transféré ce qui a cessé d’être perçu comme vrai et décisif.
Le Musée peut coïncider avec une cité toute entière (Venise déclarée patrimoine de
l’humanité), une région (déclarée parc naturel), ou un groupe d’individus
(représentant une forme de vie disparue). Tout aujourd’hui peut devenir Musée. Ce
terme nomme simplement l’exposition d’une impossibilité de l’usage, de l’habitat et
de l’expérience.
C’est pourquoi dans le Musée, l’analogie entre capitalisme et religion devient
évidente. Aux fidèles et aux pelerins qui sillonnaient la terre de temple en
temple, correspondent aujourd’hui les touristes, qui voyagent sans paix dans un
monde dénaturé en Musée. Les touristes célèbrent sur leurs personnes l’expérience
angoissante de la destruction de tout usage possible. Où qu’ils aillent, ils
retrouvent démultipliée et poussée à l’extrême la même impossibilité d’habiter
qu’ils connaissent chez eux, dans leurs maisons et dans leurs villes, et la même
incapacité à l’usage dont ils ont fait l’expérience dans les supermarchés et les
spectacles télévisés. C’est pourquoi le tourisme se trouve être la première
industrie du monde aujourd’hui.
Nous pouvons ainsi dire que le capitalisme, en poussant à l’extrême une tendance
déjà présente dans le christianisme, généralise et absolutise en tout la structure
de séparation qui définit la religion. Dans sa forme extême, le capitaliste réalise
la forme pure de la séparation sans plus rien séparer.
Tout comme dans la marchandise, la séparation fait partie de la forme même de
l’objet qui se scinde en valeur d’usage et en valeur d’échange, pour se transformer
en un fétiche insaisissable. De la même manière, tout ce qui désormais se trouve
fait, produit et vécu (le corps humain lui-même et la sexualité et le langage ausi)
est comme séparé de soi et disloqué dans une sphère distincte qui ne définit plus
aucune division substantielle et où tout usage devient durablement impossible.
Cette sphère c’est la consommation.
Si on appelle spectacle la phase extrême du capitalisme où nous nous trouvons, et
dans laquelle chaque chose est exhibée dans sa sépration d’avec elle-même, alors le
spectacle et la consommation sont bien les deux faces d’une même impossibilité de
l’usage. La proprièté n’est rien d’autre qu’un dispositif qui déplace l’usage des
hommes à l’intérieur d’une sphère séparée, où il se convertit en droit. Si les
consommateurs sont malheureux dans les sociétés de masses, ce n’est pas seulement
parce qu’ils consomment des objets qui ont incorporé leur inaptitude à l’usage,
mais aussi et surtout parce qu’ils croient exercer sur eux leur droit de propriété,
parce qu’ils sont devenus incapables de les profaner.
Dans sa phase terminale, le capitalisme n’est plus rien qu’un gigantesque
dispositif pour capturer les comportements profanateurs qui transgressent les
séparations. Les moyens purs, qui représentent la désactivation et la rupture de
toute séparation, sont à leur tour séparés dans une sphère spéciale. Un exemple en
est offert par le langage. Au dela du langage comme moyen de propager une idéologie
ou pour conduire à l’obéissance volontaire, le pouvoir se saisit désormais de
celui-ci, lorsqu’il tourne à vide.
Les dispositifs médiatiques ont pour objectif précis de neutraliser le potentiel
profanateur du langage et d’empêcher qu’il libère la possibilité d’un nouvel usage,
d’une nouvelle expérience de la parole. Dans la sphère médiatique le langage
s’expose dans l’abondance de son propre vide, il est exhibé, neutralisé, pour ne
dire que son propre néant.
C’est pourquoi il faut arracher à chaque fois aux dispositifs (à tous les
dispositifs) la possibilité d’usage qu’ils ont capturée. La profanation de
l’improfanable est la tâche politique de la génération qui vient.
extrait de l’éloge de la profanation. G. Agamben