Thèses subjectives sur la violence

Thèses subjectives sur la violence

<http://flegmatique.net/2012/04/24/theses-subjectives-sur-la-violence/>

 

1.

J’ai une horreur viscérale, instinctive et irraisonnée de la violence –
en cela, je suis comme la plupart d’entre vous. Je suis physiquement
faible, émotionnellement délicate et la violence sous toutes ses formes me
fout la trouille. Je n’ai aucun courage physique et mon premier réflexe est
toujours la fuite. Jadis, lorsque je fréquentais encore les manifs, j’étais
toujours la première à prendre la poudre d’escampette dès les gaz
lacrymogènes étaient lancés. La vue du sang me fait tourner de l’œil. Tout
cela ne signifie toutefois pas que je sois pacifiste et non-violente.
2.

Je ne suis pas d’accord avec la définition que les étudiants de l’ASSE
donnent de la violence. Briser des objets inanimés, voler, faire éclater
une vitrine, mettre le feu à une poubelle, c’est de la violence. L’insulte
et l’abus verbal, c’est aussi de la violence; en fait, je crois que
personne ne me contredira si je dis que la violence psychologique à long
terme est beaucoup plus dommageable pour un individu qu’un bon coup de
poing au visage.
3.

La société telle que nous la connaissons – et telle que la plupart des
gens l’envisagent – ne pourrait se maintenir sans violence. Si en
démocratie parlementaire le pouvoir repose sur les urnes, ce n’est que de
façon symbolique. En réalité, c’est l’exercice de la violence qui permet
aux institutions de se perpétuer. Pour transformer les individus en
ressources qui lui sont utiles, en main d’œuvre, en consommateurs, en chair
à canon ou à trottoirs, la société produit des systèmes de violence
rationalisée.
4.

Cette violence existe sous la forme d’une menace constante, un flot
ininterrompu de vexations. La possibilité de perdre son emploi à la moindre
incartade et par le fait même la source de sa survie en est la plus
évidente. La multitude de lois (qu’il nous est impossible de toutes
connaître) qui régissent et encadrent strictement tous nos comportements en
est une autre. Malgré les beaux discours sur la démocratie et les droits de
la personne, la marge de liberté de l’individu dans notre société est très
étroite. Au moindre faux pas, cette marge est dépassée et l’individu doit
faire face à la violence institutionnelle – au flic, au soldat, au
tribunal, à la prison. D’autres institutions sociales comme l’école,
l’hôpital, l’institut psychiatrique, l’usine et le bureau qui nous sont
présentées comme participant à l’épanouissement de l’individu sont en
réalité des lieux où s’exercent la violence du système. Le système de
violence est si présent, si constant qu’il se présente à nous comme un bloc
monolithique qui n’agit que pour se reproduire, que pour assurer sa propre
pérennité.

1.

La morale est une forme de violence exercée par les institutions sur les
individus. Voilà pourquoi ce n’est que la violence institutionnelle qui est
moralement acceptable, pas celle des individus.

2.

C’est en réaction à cette violence systémique que le pacifisme se
développe. Le pacifiste considère l’injustice (un concept éminemment moral)
et la violence comme étant la source de tous les maux de l’humanité.
L’objectif étant d’éradiquer le mal, le pacifiste postule que les moyens
doivent être moralement en accord avec le but recherché; la question de la
violence devient alors un choix moral entre une acceptation de la violence
comme un système monolithique ou son rejet total. Le problème, c’est que
dans le monde dans lequel nous vivons, le pacifisme et la violence
institutionnelle sont intimement liés. Le pacifisme est une idéologie qui
exige la paix sociale totale comme son but suprême. Or, la paix sociale
totale exigerait la suppression complète des passions individuelles qui
créent les incidences individuelles de violence – et cela exigerait
paradoxalement un contrôle social total, qui est seulement possible… à
l’aide des institutions violentes telles que la police, la prison, la
censure, le salariat et la guerre.

1.

L’idéal pacifiste exige le maintien d’un système monolithique de
violence; la différence, c’est qu’il souhaite que ce système soit si
parfaitement intériorisé par l’individu; qu’il devienne invisible à l’œil
nu. Mais comme la morale est transcendante, elle a toujours besoin d’un
pouvoir extérieur à l’individu pour se faire respecter. On ne peut
s’échapper de ce cercle vicieux sans abandonner la posture de la
non-violence.
2.

Non seulement le système de violence se perpétue-t-il, mais il provoque
aussi immanquablement des réponses individuelles – certaines impulsives et
brouillonnes, certaines consciemment rebelles. Les plus visibles sont
réprimées de façon spectaculaire, le système justifiant alors sa propre
existence en instillant aux individus à la fois la peur de la violence des
criminels et celle de l’appareil répressif. La violence passionnée qui est
ainsi étouffée dans l’œuf se transforme en mort lente, faite de névrose et
de haine de soi. Et de la haine de soi, le pas est vite franchi vers la
haine de l’autre. L’hostilité et le dégoût envers l’altérité est une forme
de violence, subtile, certes, mais c’est la plus courante. Même les
pacifistes y ont recours abondamment – il suffit de les côtoyer un peu pour
s’en apercevoir.
3.

Le pacifisme, tout comme la violence du système, sont à rejeter si nous
voulons vraiment reprendre le contrôle de nos vies, car ce sont deux
logiques qui visent à nous domestiquer, à étouffer notre révolte. Nous
sommes des êtres nés du chaos, nous sommes autant capables de la violence
la plus féroce que de la tendresse la plus délicate. Que ça nous plaise ou
non, nous sommes de grands primates et la violence fait partie de nos
comportements. Comme pour les bonobos et les chimpanzés, cette violence ne
serait pas mortelle et servirait même de lubrifiant des relations
interpersonnelles si elle ne s’était pas institutionnalisée; ce n’est que
depuis que notre espèce s’est dotée d’institutions sociales que la violence
massacre à grande échelle. Refuser toute forme de violence, c’est
s’attaquer à ce que nous sommes dans notre corps et notre esprit; c’est
s’attaquer à notre individualité.
4.

Contrairement à ce que raconte le vieil adage, la violence en soi ne
perpétue pas la violence. Ce n’est que lorsqu’elle est institutionnalisée
qu’elle se perpétue en tant que système. Contre cette violence
institutionnalisée, il faut opposer une violence individuelle,
passionnelle, ludique – la violence de l’individu qui se réapproprie sa
vie. Les cibles de cette violence sont avant tout les institutions du
système, ses symboles et ses marchandises, mais peuvent aussi être des
individus, lorsqu’ils agissent en tant que représentants de ces
institutions, lorsqu’ils représentent une menace immédiate à notre capacité
à nous réapproprier notre vie.
5.

Pour éviter de se perpétuer, la violence insurrectionnelle doit éviter
de s’institutionnaliser – par la formation de milices ou de groupes
paramilitaires, par exemple, qui ne sont que des institutions de violence
dont l’ambition est de se substituer à celles déjà existantes contre qui
elles sont en lutte (ce qui est l’essence même de la politique). D’autres
groupes armés se donnent comme mission l’autodéfense; si on comprend ce
terme dans le sens de la simple préservation de soi, cet objectif est
toujours mieux servi par le conformisme ou la réforme des institutions par
les moyens qu’offrent le système et non la confrontation armée avec lui. La
plupart des guérillas s’étant historiquement terminées soit par
l’élimination dans le sang, soit par la prise du pouvoir et l’institution
d’un régime dictatorial, il est facile de comprendre à quel point cette
voie n’est pas souhaitable pour l’individu qui souhaite se réapproprier sa
vie. La lutte armée exige l’autorité et c’est justement l’autorité qu’il
faut abattre.
6.

Le vandalisme, les émeutes et les soulèvements spontanés sont loin
d’être les seuls moyens dont l’individu dispose pour se réapproprier sa
vie. Je suis toutefois convaincue qu’on ne peut pas en faire l’économie,
puisque décider de passer de la survie à la vie nous mène directement à
l’affrontement avec les institutions de pouvoir. Cette violence reste la
plus saine, la plus jouissive, la plus savoureuse d’entre toutes si elle
est vécue comme un jeu, comme une fête. Elle apporte la satisfaction
blasphématrice de souiller et d’enrayer, du moins pour un temps, du moins
dans un certain espace, la mécanique de l’oppression.
7.

La violence libératrice est utilisée tactiquement et intelligemment,
jamais systématiquement et rationnellement. Elle ne vise pas à se
perpétuer: elle est individuelle, même lorsqu’elle est exercée en groupe,
elle est provisoire, passionnée, créatrice dans sa destruction. Elle abat
les murs et ne laisse rien derrière qui permettrait de les reconstruire.

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