Les nouveaux souchiens de garde

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Les nouveaux souchiens de garde
                Quelques réflexions sur les concepts douteux de racisme antiblanc et antifrançais

        par  Pierre Tevanian
18 juin 2012

C’est acté depuis le
premier avril 2012, mais ce n’est, hélas, pas un poisson d’avril : l’un
des plus anciens mouvements antiracistes français, le MRAP (fondé en
1949 par d’anciens résistants et déportés) vient de valider, à l’issue
de son dernier congrès, la notion profondément perverse – et pour tout
dire : raciste – de racisme anti-blanc ! Une pétition publiée par le site Rue89 s’en
inquiète à juste titre, tout en concédant que « le MRAP n’a pas de leçons
d’antiracisme à recevoir ».
Parce qu’il me semble pour ma part qu’il en a à recevoir, d’urgence,
c’est très volontiers que j’endosse le rôle du donneur de leçons, en
republiant un texte récent consacré à ce fameux concept de racisme
antiblanc. Il a été publié en décembre dernier, alors que l’excellente
Zone d’Expression Populaire venait de se voir, une nouvelle fois, interdite de
concert à cause d’un morceau intitulé « Nique la France »,
et que la porte-parole du Parti des Indigènes de la République, Houria
Bouteldja, s’apprêtait à comparaître devant un tribunal pour avoir
simplement attribué le sobriquet de « souchiens »  aux Français que tout
le monde appelle « de souche » depuis des décennies, sans trop s’en
émouvoir.

« On ne m’ôtera pas de l’esprit que, pendant la seconde guerre
mondiale, de nombreux Juifs ont eu une attitude carrément hostile à
l’égard du régime nazi. Les Allemands, de leur côté, cachaient mal une
certaine antipathie à l’égard des Juifs.  Mais ce n’était pas une raison
pour exacerber cette antipathie, en arborant une étoile sur sa veste
pour bien montrer qu’on n’est pas n’importe qui… »

C’est signé Pierre Desproges. C’est un sketch. On trouve ça drôle ou
pas, mais ces phrases ont à mes yeux le mérite de bien poser le problème
du procès qui est fait aujourd’hui à Houria Bouteldja – je veux parler
du procès que lui intente la sinistre AGRIF (Alliance Générale contre le
Racisme et pour le respect de l’Identité Française et chrétienne) mais
aussi du procès médiatique qui l’a précédé puis accompagné, d’Alain
Finkielkraut à Mouloud Akkouche et de Marianne au Courrier de l’Atlas. Un procès qui
repose sur une même mauvaise foi crasse (permettant d’entendre « sous-chiens » quand
il a été dit « souchiens ») mais aussi , et ce sera l’objet de mes réflexions, sur
un même concept : celui de racisme anti-blancs.

Le sketch de Pierre Desproges, qu’on le trouve drôle ou pas, montre
en tout cas très bien à quel niveau d’abjection on arrive lorsqu’on
méconnaît la réalité des rapports d’oppression, lorsqu’on définit le
racisme comme un simple sentiment d’hostilité, et que de ce fait on
renvoie dos à dos les oppresseurs et les opprimés. Or c’est exactement
la même logique qui motive la plainte de l’AGRIF ou les attaques de
Finkielkraut, Mouloud Akkouche ou Yann Barthe : Houria Bouteldja est
radicale, virulente, agressive, hostile, et elle s’oppose à un système
qu’elle qualifie de blanc, par conséquent elle est raciste et
mérite à ce titre une réprobation au moins aussi catégorique qu’un Le
Pen ! Ces attaques peuvent en somme, sans être déformées, être énoncées
ainsi – en mode Desproges :

« On ne m’ôtera pas de l’esprit que, pendant la décennie 2010, de
nombreux Noirs, Arabes et musulmans ont eu une attitude carrément
hostile à l’égard du régime sarkozyste. Les Français, de leur côté,
cachaient mal une certaine antipathie à l’égard des Noirs, des Arabes et
des musulmans.  Mais ce n’était pas une raison pour exacerber cette
antipathie, en s’appelant Indigènes de la République pour bien montrer
qu’on n’est pas n’importe qui… »

Tout fonctionne à l’identique – à ceci près que ce n’est pas un
sketch comique, que c’est au contraire énoncé avec le plus grand sérieux
par des écrivains ou des  intellectuels renommés, qu’un magistrat a
jugé cela assez solide pour instruire un procès, et qu’au même motif un
maire socialiste (anciennement communiste) vient d’interdire de concert
la Zone d’Expression Populaire.

Du racisme anti blanc

S’il retrouve aujourd’hui une nouvelle jeunesse, une certaine
agressivité et surtout une force de frappe médiatique et politique
régénérée, ce discours n’est pas nouveau – et cela fait d’ailleurs près
de dix ans que nous le combattons au collectif Les mots sont importants. Depuis des
années, nous rappelons que le racisme anti-blanc est un concept fallacieux et
tendancieux, pour la bonne raison que  le racisme n’est pas un simple sentiment de
haine
mais un rapport social de domination, qui peut parfaitement se passer
de la haine – et dont les formes les plus hégémoniques se traduisent
même par de l’indifférence ou de la sympathie davantage que par de
l’antipathie. De ce point de vue, d’ailleurs, l’agressivité qui se
déchaîne aujourd’hui contre Houria Bouteldja et contre la ZEP peut être
entendue comme un encouragement, même si elle est aussi lourde de
menaces : le racisme qui s’exprime ici est un racisme intranquille,  inquiet, qui se
sent menacé.

Depuis des années, nous rappelons aussi que de son côté, la haine
n’est pas forcément raciste, et que toutes les haines ne se valent pas.
C’est pourtant de cela qu’on cherche à nous convaincre : qu’aimer c’est bien et haïr
c’est mal,
que la bonhommie est en toutes choses meilleure que la colère, que
toutes les haines sont identiques quels que soient leurs objets, et que
par conséquent nous devons mettre sur le même plan et rejeter dans la
même indignité  la haine de l’oppression et la haine du bougnoule – ou,
pour reprendre les termes de Mouloud Akkouche [1],
que tous les visages doivent communier dans un sourire béat, en jetant
la même opprobre sur le rictus du tortionnaire et sur la grimace de sa
victime.

C’est de cette chose insensée et monstrueuse que l’on veut nous convaincre : que
toutes les haines se valent, celle des Indigènes de la République contre un système
raciste (voire contre ses agents) et celle des blancs, petits et grands, contre
lesdits Indigènes :
une haine fondée sur un vécu réel et une haine fondée sur des fantasmes
et des phobies ; une haine fondée sur une analyse rationnelle et une
haine fondée sur un délire idéologique ; une haine fondée sur des
principes éthiques (en premier lieu le besoin d’égalité) et une haine
fondée sur la peur panique de perdre ses privilèges.

C’est là me semble-t-il que réside l’intérêt spécifique du procès
d’Houria Bouteldja et, au-delà, de l’offensive actuelle sur le « racisme
antiblanc » :  ils nous invitent à comprendre le sérieux et la
légitimité de la colère des opprimé-e-s. Ils constituent en cela une
leçon, non seulement pour les fascistes qui envoient des menaces ou
saisissent les tribunaux, non seulement pour leurs penseurs organiques
ou leurs supplétifs « progressistes », mais aussi pour nous-mêmes. Je
pourrais en effet multiplier les exemples de ce vice de pensée et de
comportement qui consiste à s’aveugler sur un rapport de domination et à
renvoyer dos à dos dominants et dominés, et cela bien au-delà de
l’AGRIF, de Finkielkraut ou de Mouloud Akkouche, chez des gens a priori plus
respectables.

La fabrique de l’ordre blantriarcal [2]

J’ai par exemple assisté, récemment, à la projection d’un film intitulé Ici on noie
les Algériens,
consacré au massacre d’Octobre 1961 et à sa non-reconnaissance par
l’Etat français : le débat public qui a suivi le film a été constamment
recadré par des invitations à « prendre du recul », « éviter la haine » et «
dépasser la colère » [3].
Comme tout le monde je sais d’expérience combien il est pénible, quand
on a subi une offense, de s’entendre dire qu’il faut prendre du recul ou
de la hauteur, et je perçois de ce fait assez bien à quel point il est
odieux de balancer ce genre d’injonctions à celles et ceux qui subissent
une offense quotidienne, massive, systémique – par exemple les
homosexuels, les trans’, les  femmes, les féministes, les prostituées,
les musulmanes voilées, et plus largement les musulmans, les Arabes,
Noirs et autres indigènes de la République.

Toujours dans des cercles proches, on entend encore souvent des
camarades gauchistes ou islamogauchistes disqualifier les rassemblements
féministes non-mixtes en expliquant qu’ils constituent un « sexisme à
l’envers ». Beaucoup de ces camarades débonnaires ne saisissent pas
davantage la différence pourtant évidente qu’il y a entre quatre femmes
qui parlent des hommes et disent « Tous des salauds » et quatre hommes
qui parlent des femmes et disent « Toutes des salopes ». Et ce sont à
peu près les mêmes qui tournent en ridicule le principe d’une « Fierté
LGBT » en demandant, tout contents de leur trouvaille :

« Est-ce que moi je vais défiler dans la rue pour dire que je suis fier d’être
hétéro ? ».

Un dernier exemple, particulièrement abject et pourtant advenu dans
un cercle proche : j’ai vu un jour une femme brutalisée physiquement
(huit jours d’arrêt de travail) parler avec véhémence de son agresseur,
et un autre homme, très mâle, très hétéro, très riche, très blanc et
très athée,  lui répondre, glacial, qu’il la trouvait « bien agressive », « pleine
de ressentiment » et « vraiment pas raisonnable », avant de finalement lui adresser
un rappel à l’ordre sarcastique sur sa religion :

« Je croyais que l’Islam était la religion du pardon ! ».

Tous ceux qui parlent ainsi, tous ceux qui se comportent ainsi, que ce soit à
l’extrême droite ou que ce soit parmi nous, sont de facto
les chiens de garde de l’ordre blanc, et/ou de la domination masculine
et/ou de l’ordre hétérosexiste. Qu’ils se présentent comme de vilains
sionistes ou comme de gentils islamogauchistes, ils travaillent à la
fabrique de cet ordre social que nous sommes censés combattre. Tous à
leur manière font la même chose que l’AGRIF et que Mouloud Akkouche…
ou que Pierre Desproges ! Tous incarnent, à leur manière et dans leurs
microcosmes politiques respectifs, une même tendance fâcheuse dont ont
bien parlé Martin Luther King et Christine Delphy :
cette tendance qu’ont les dominants à expliquer aux dominés qu’ils ont
raison de se révolter mais qu’ils doivent le faire d’une manière plus polie,
patiente, civilisée. C’est sur cette tendance, fort répandue loin de nous mais aussi
tout près de nous, parmi nous,
que nous sommes interpellés, même si dans l’immédiat l’heure est au
soutien sans faille à Houria Bouteldja, à Saïdou et à la ZEP, contre les
petites cliques de fachos qui les attaquent ou les menacent mais qui ne
sont, hélas, que l’avant-garde belliqueuse d’un système raciste
beaucoup plus vaste et beaucoup plus puissant.

Notes

[1] Qui assimile le visage parait-il « grimaçant » de Houria Bouteldja  à celui,
également « grimaçant », d’Alain Finkielkraut
[2] Merci, pour le néologisme blantriarcat, à LKR.
[3]
Injonction adressée par les organisateurs de la projection-débat, mais
reprise à son compte aussi par plusieurs membres de l’assistance.

A propos mediatours

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