Une figure parait symboliser la mise en scène du corps dans Surveiller et punir
(1975) : celle de l’arbre noué au tuteur par une lourde corde occupant le centre de
l’image. Lien serré, chargé de maîtriser croissance et rectitude, la corde corrige
les directions malvenues, elle redresse les errances possibles, elle impose la
règle. Cette figure- symbole a une fonction : rappeler combien le corps subit de
contraintes directement physiques pour accéder aux normes et obéir aux exigences
d’un pouvoir omniprésent, pénétrant, aussi diffus que structuré. Le corps normé est
un corps corrigé. Une main invisible y a infléchi toute impulsion.
[…] «La discipline fabrique ainsi des corps soumis et exercés» . Elle leur donne une
homogénéité, une régularité communes. De l’apprentissage le plus banal à ceux plus
savants de l’écriture écolière (sans rappeler ceux, plus profonds encore, du
travail), il s’agit toujours de «bons redressements», de gestes contrôlés,
recomposés.
[…] Il faut abandonner l’usage des verbes d’exclusion : «réprimer», «refouler»,
«censurer», «cacher». Le corps au contraire est rendu habile, efficace, rentable :
il construit, il réalise. Une puissance du corps existe dans cette «économie
positive», où la contrainte n’est plus seulement celle de la sujétion. La docilité
ne peut être obtenue qu’en libérant des forces, en suscitant des productions. «Il
faut cesser de toujours décrire les effets du pouvoir en termes négatifs. En fait le
pouvoir produit».
[…] Mais cette activité aussitôt liée, ces gestes aussitôt gagnés comme de
l’intérieur, font alors mieux comprendre combien l’image du tuteur, celle de l’arbre
et de ses cordes peut orienter vers une fausse interprétation. C’est que les
contraintes disciplinaires ont d’autant plus de force qu’elles ne touchent pas le
corps. Elles éloignent plus qu’elles ne rapprochent, elles distinguent plus qu’elles
ne mélangent. […] L’emprise n’est pas immédiatement physique dans le dispositif de
la société panoptique. La pratique y est celle de la mise à distance. La tactique y
est celle de la répartition et de la catégorisation, accompagnées d’une permanence
du regard.
Toutes les figures disciplinaires sont alors à revisiter, une fois évoquée cette
force de l’incorporel : les cloisonnements, les files, les colonnes, les rangs, les
murs mêmes y prennent un autre sens. Ils orientent sans toucher, ils contraignent
sans saisir. Tout leur art est de ne jamais rentrer au contact des chairs et des
peaux. Il y a comme une fascination ici à contraindre et même à enfermer sans que
le corps ne soit jamais touché. Ces dispositifs créent, plus profondément encore,
un effet qui n’est plus un effet de corps : «Celui qui est soumis à un champ de
visibilité et qui le sait, reprend à son compte les contraintes du pouvoir», les
intériorise.
L’incorporel est au centre des procédures disciplinaires. La surveillance et la
punition ne visent qu’un objet : une «réalité sans corps». Elles ne visent pas autre
chose. C’est une histoire de
l’«âme moderne» que se propose le texte, avec cette mise en scène vertigineuse d’une
«pénalité de l’incorporel». Peut-être faut-il mesurer alors combien étudier le corps
c’est toujours étudier autre chose que lui ?
« La vie du corps dans Surveiller et punir » G. VIGARELLO
Surveiller et punir disponible en lecture sur internet:
http://fr.scribd.com/doc/24041864/Michel-Foucault-Surveiller-et-Punir-francais