(Le 2 octobre 2012)
L’imprévu
Parfois, on en vient à penser qu’il est
vraiment dommage que la révolution de “référence” pour les anarchistes
soit celle survenue en Espagne en 1936. Une révolution née comme
réaction rageuse, déterminée et consciente à un coup d’Etat. Une
révolution qui pouvait compter sur une grande organisation anarchiste
spécifique, qui a son tour influençait le plus grand syndicat du pays.
Une révolution qui a vu des anarchistes entrer au gouvernement et
accepter la militarisation au nom de l’urgence des choses, des
nécessités tactiques du moment. Trois éléments, contenus dans une seule
expérience qui, à force de passer pour un modèle historique, ont
enraciné dans l’esprit de nombreux anarchistes l’idée que la révolution a
besoin : a) d’une soi-disant motivation idéale d’ordre supérieur ; b)
d’un appui populaire quantitativement significatif ; c) d’un
opportunisme agile et attentif, prêt à se débarrasser de n’importe quel
principe jugé trop encombrant. Un vrai malheur, car là où ces trois
éléments sont absents, ou même si on n’en refuse un seul, il ne reste
pour beaucoup que la résignation ou la lutte entendue comme duel privé.
Et pourtant…
On peut prendre acte autant qu’on veut
de l’actuelle absence, au sein de la société, d’une aspiration qui aille
au-delà d’une survie pacifique au milieu des marchandises, alors qu’il
suffirait de regarder avec attention l’histoire des révolutions (ou
celle des émeutes) pour remarquer que celle d’Espagne, avec sa noble
cause, constitue plutôt une exception. Dans les autres cas, on était
presque toujours en présence d’une situation de mécontentement
généralisé, de fortes tensions sociales, qui ont éclaté à l’improviste
pour une raison futile. En 1871 en France, la Commune naît après un
litige sur le déplacement des canons disposés pour défendre la capitale,
dans une nation en guerre et déjà défaite. En 1913 en Italie, la
Semaine Rouge commence lorsqu’un carabinier un peu trop nerveux confond
des pétards avec des coups de feu, et appuie à son tour sur la gâchette.
En 1918 en Allemagne, le prétexte fut la ration périmée donnée aux
marins sur les navires de guerre. Il s’agissait de périodes où la
question sociale était de toute façon à l’ordre du jour ? C’est vrai.
Mais à Los Angeles en 1992, ce fut à cause de l’absence de condamnation
de policiers violents filmés par hasard pendant qu’ils faisaient ce que
tous les policiers font quotidiennement dans n’importe quel pays. En
Albanie en 1997, ce fut à cause de l’énième spéculation financière. Et
ainsi de suite, jusqu’à aujourd’hui, jusqu’aux récents soulèvements
arabes déclenchés par le suicide ardent d’un vendeur à la sauvette
tunisien. Tous ces événements ne constituent bien sûr pas les raisons
qui ont déchaîné révolutions ou soulèvements, parce que leurs racines
plus profondes sont et seront toujours résumables à l’absence d’une vie
digne d’être vécue. Il s’agit de prétextes. Et les prétextes sont,
justement, presque toujours banals.
En réalité, la généralisation de la conscience qu’on appelait dans
le temps “conscience de classe”, n’influence pas tant que cela la genèse
des soulèvements et des révolutions, parce qu’ils n’en ont pas besoin
pour exploser. Los Angeles en 1992, l’Albanie en 1997 ou la Tunisie en
2010 étaient-elles remplies de groupes subversifs avec une assise
populaire puissante ? Non, elles étaient seulement pleines de rage, de
frustration et de désespoir. Et cela suffit. Lorsqu’elle existe, la
présence de subversifs joue, ou peut jouer, sur le cours des événements,
sur l’effet de la déflagration sociale, sur les possibilités et les
perspectives qui s’ouvrent. Une révolution privée de voix anarchiste
aura certainement plus de difficulté à se rapprocher de l’anarchie, à
expérimenter des formes d’auto-organisation et d’auto-gestion à
l’intérieur de rapports sociaux sans ordre hiérarchique, laissant le
champ libre aux solutions autoritaires qui en constituent tout
l’horizon. Voilà pourquoi il est important de se préparer, théoriquement
et pratiquement, à ce qui pourra surgir. Voilà pourquoi il est
fondamental de tenter de diffuser dès maintenant l’aversion contre tous
les partis, la haine de toute autorité, la nécessité de l’autonomie.
Mais le manque de diffusion préventive du virus subversif n’est de fait
pas synonyme en soi d’absence de possibilités insurrectionnelles. Cela
reviendrait à tomber dans l’erreur selon laquelle il ne peut y avoir de
révolution sans théorie révolutionnaire. Si on ne voit pas autour de soi
les masses descendre dans la rue au son de l’anarchie ou du communisme,
faut-il en déduire qu’il vaut peut-être mieux rester chez soi ?
Evidemment pas. Au fond, ce qui est arrivé à Bakounine, qui a quitté la
France quelques mois avant le début de la Commune en décrétant la fin de
toute possibilité révolutionnaire dans ce pays, aurait du nous
apprendre quelque chose. Par exemple, qu’il n’existe pas de science
révolutionnaire mesurable et programmable, avec ses règles d’airain à
appliquer. Qu’une des forces qui détermine la révolution, comme le
rappelait le bon Galleani, est l’imprévu. Que seule
la paix sociale la plus absolue en creuse la tombe. Et donc
qu’aujourd’hui, nous nous trouvons en permanence face à des occasions,
souvent dues au hasard, qu’il s’agit de savoir prendre au vol et de
bouleverser, pour en faire l’usage qui nous convient. Berceuse
consolatrice ? Pas tant que ça, parce que ce faisant, on déplace
l’attention en allant d’un mécanisme extérieur objectif qui nous
console, vers une détermination individuelle aujourd’hui bien démodée.
S’il est une chose qui devrait
caractériser les anarchistes, c’est bien le refus de la tyrannie du
nombre, le refus de la politique. L’individu avant tout. Quel sens cela
a-t-il de rechercher un soutien de masses dont on sait bien qu’elles
sont changeantes, produites non par un choix, mais par une humeur qui
peut se retourner en son contraire d’un moment à l’autre ? Veut-on
réellement entrer en compétition en matière de démagogie avec les
différents rackets politiques, en pensant être les plus rusés sur ce
terrain absurde ? On l’a déjà dit, les révolutions explosent aussi sans
les subversifs. Ce n’est pas la croissance quantitative du mouvement
révolutionnaire spécifique ou le pourcentage de sympathies populaires
qu’il recueille qui les provoque. De plus, il n’est pas dit que le
soutien populaire soit synonyme de victoire, comme les anarchistes
espagnols s’en sont rendus compte. Les deux millions de personnes qui
ont suivi le cercueil de Durruti n’ont pas empêché quarante années de
dictature franquiste. Ce soutien peut plus ou moins exister, et qui plus
est en étant momentané ; alors pourquoi devrait-il être le souci
permanent et le point de référence de toute action ? Uniquement parce
que si les exploités n’ont pas besoin des anarchistes pour se révolter,
les anarchistes ont besoin des exploités pour se rapprocher de
l’anarchie ? Comme on dit, ce ne sont pas trois chiens pelés anarchistes
qui font la révolution.
C’est vrai, la force de choc du nombre est nécessaire, sans aucun
doute, mais qui a dit que ce nombre n’existe qu’en allant courtiser
chacune de ses unités singulières ? Là encore, le hasard et l’imprévu
jouent un rôle fondamental. La perspective d’une force numérique obtenue
parce qu’on a réussi à fasciner d’autres individus avec ses propres
idées et pratiques -et qui pour cela ont besoin d’être uniques et de se
détacher du marasme revendicationiste de gauche- est bien plus
enthousiasmante, par rapport à celle d’une force numérique obtenue en
allant mendier des consentements ça et là, en se présentant partout sous
un beau jour, le chapeau à la main et les rêves cachés au fond des
poches. Un soutien populaire a priori ne peut faire saliver que ceux qui
ont des envies de pouvoir, ceux qui brûlent d’envie d’ “organiser les
masses” parce qu’ils se considèrent évidemment plus compétents que
l’Etat et les intéressés eux-mêmes (c’est-à-dire les êtres humains qui
le composent). Quant à ce qui pourrait se créer au cours d’une
révolution, c’est-à-dire dans le feu de la mêlée, comment pourrait-on le
prévoir ? Il est arrivé de nombreuses fois que des idées et des
pratiques complètement inconnues soient découvertes ou réévaluées d’un
coup, sans qu’il y ait eu besoin d’un processus promotionnel ou
pédagogique antérieur. Puis qu’elles soient reprises, diffusées et
perfectionnées sans aucun contact entre leurs différents protagonistes.
Comme si la révolte s’étendait non pas par contagion directe, mais par réverbération
indirecte. Plutôt que de serrer des mains à droite à gauche, mieux vaut donc tenter
de vibrer intensément.
Au fond, tout est une question de comprendre ce que nous voulons. La
généralisation d’une perspective qui nous tient à coeur, ou la
reconnaissance personnelle ? Que toujours plus d’individus soient
hostiles à l’autorité et décident pour leur propre compte comment vivre
en dehors et contre les institutions, ou que toujours plus de personnes
pendent à nos lèvres et viennent applaudir nos projets d’organisation
sociale libertaire ?
Une des critiques les plus impitoyables
contre les anarchistes espagnols fut celle d’un célèbre communiste
anti-stalinien, lui aussi présent sur le champ de bataille de 1936. Dans
les articles qu’il a par la suite consacré aux événements, il n’a pu
se retenir de se moquer de ces anarchistes, fiers ennemis de l’Etat à la
veille de la révolution, pour devenir ensuite ministres lorsqu’elle a
éclaté. Et qui non seulement ont contredit leurs idées, en les reniant
dans leur essence même, mais l’ont fait en plus pour voler au secours de
la bourgeoisie ! Face à une telle misère, il vantait la franchise et la
cohérence de ses pairs communistes qui disent ce qu’ils veulent faire,
et tentent de faire ce qu’ils disent : prendre le pouvoir pour l’exercer
contre tous leurs ennemis. Point barre. A ceux qui lui faisaient
remarquer que les compromis des anarchistes espagnols étaient dus au
caractère exceptionnel de la situation, c’est-à-dire une guerre qui
menaçait la révolution, ce communiste répondait, sourire aux lèvres,
qu’il n’existe pas de révolution qui se déroule dans des conditions
normales. La révolution est l’exception. Si on met
en pratique au moment des faits le contraire exact de ce qu’on a
toujours théorisé, on devient pathétique et ridicule. Mieux vaut alors
prendre acte de son erreur, être sincère et changer de pavillon, plutôt
que de bredouiller des excuses.
Comment lui donner tort ? On ne peut pas s’en sortir. Ou bien on
pense que les idées anarchistes sont non seulement théorisables lors de
périodes calmes, mais également praticables aux moments de bourrasque,
ou bien on s’abandonne au vieux bon sens, selon lequel une chose est ce
qu’on dit, une autre ce qu’on fait. Dans le premier cas, l’anarchisme
reste avant tout une tension éthique. Pensée et action vont d’un même
pas, non par respect d’une identité idéologique empruntée à l’extérieur,
mais pour affirmer son individualité intérieure. Et alors, aucun
compromis, aucun opportunisme n’est possible. Parce qu’il est,
littéralement, inimaginable. Dans le second cas en revanche, c’est la
politique qui prend le pas sur l’éthique. Mais alors, quel sens cela
a-t-il de défendre la nécessité de l’action directe, le courage de ses
propres idées, le refus de toute forme d’intégration politique, si on se
précipite ensuite -à la lumière du calcul stratégique- pour faire tout
le contraire ? C’est comme se vanter de son intégrité en l’absence de
tentations, pour s’en débarrasser à la première occasion.
Et laissons s’il vous plaît tomber les bonnes intentions, inutile
d’en parler. Elles ne sont pas en cause. Personne ne pouvait et ne peut
aujourd’hui avoir de doutes sur la générosité d’un Juan García Oliver,
un des plus proches compagnons de Durruti. Mais qu’il est atroce de voir
un anarchiste des Solidarios, ex-bagnard et
expropriateur de banques, finir ministre de la Justice. Et à ce titre,
ordonner le “cessez-le-feu” à la population de Barcelone insurgée contre
le coup de main stalinien de mai 37.
Inutile de tourner autour du pot : si un
certain anarchisme “extrémiste” n’a jamais mené à la révolution, comme
aiment à le répéter les réalistes les plus réalistes, l’anarchisme
“politique” a toujours mené au collaborationnisme avec les forces
autoritaires, gage de trahison et de défaite. Il faut donc vraiment
abandonner tout modèle et étudier nos potentialités, si on veut réussir
dans ce qui a toujours failli. Mais alors, défi pour défi, pourquoi cela
ne devrait-il pas se produire pour donner enfin de la force à ses
propres aspirations, plutôt que pour faire fructifier pour la première
fois une affaire politique ?
Traduit de l’italien de finimondo, 7/9/12
http://cettesemaine.free.fr/spip/article.php3?id_article=5340