La grande hantise qui a obsédé le XIX’ siècle a été, on le sait, l’histoire thèmes du développement et de l’arrêt, thèmes de la crise et du cycle, thèmes de l’accumulation du passé, grande surcharge des morts, refroidissement menaçant du monde. L’époque actuelle serait peut-être plutôt l’époque de l’espace. […] Il faut cependant remarquer que l’espace qui apparaît aujourd’hui à l’horizon de nos soucis, de notre théorie, de nos systèmes n’est pas une innovation. […]
L’espace dans lequel nous vivons, par lequel nous sommes attirés hors de nous-mêmes dans lequel, se déroule précisément l’érosion de notre vie, de notre temps et de notre histoire, cet espace qui nous ronge et nous ravine est en lui-même aussi un espace hétérogène. Autrement dit, nous ne vivons pas dans une sorte de vide, à l’intérieur duquel on pourrait situer des individus et des choses. Nous ne vivons pas à l’intérieur d’un vide qui se colorerait de différents chatoiements, nous vivons à l’intérieur d’un ensemble de relations qui définissent des emplacements irréductibles les uns aux autres et absolument non superposables. […]
Il y a d’abord les utopies. Ce sont les emplacements sans lieu réel. Les emplacements qui entretiennent avec 1’espace réel de la société un rapport général d’analogie directe ou inversée. C’est la société elle-même perfectionnée ou c’est l’envers de la société, mais, de toute façon, ces utopies sont des espaces qui sont fondamentalement et essentiellement irréels. […]
Il y a également, et ceci probablement dans toute culture, dans toute civilisation, des lieux réels, des lieux effectifs, des lieux qui ont dessinés dans l’institution même de la société, et qui sont des sortes de contre-emplacements, sortes d’utopies effectivement réalisées dans lesquelles les emplacements réels, tous les autres emplacements réels que l’on peut trouver à l’intérieur de la culture sont à la fois représentés, contestés et inversés, des sortes de lieux qui sont hors de tous les lieux, bien que pourtant ils soient effectivement localisables. Ces lieux, parce qu’ils sont absolument autres que tous les emplacements qu’ils reflètent et dont ils parlent, je les appellerai, par opposition aux utopies, les hétérotopies. […]
Il n’y a probablement pas une seule culture au monde qui ne constitue des hétérotopies. C’est là une constante de tout groupe humain. Mais les hétérotopies prennent évidemment des formes qui sont très variées, et peut-être ne trouverait-on pas une seule forme d’hétérotopie qui soit absolument universelle. […]